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Cortège de tête et syndicats : un divorce houleux à Lyon après le 1er Mai

Des heurts ont éclaté lors de la manifestation du 1er Mai à Lyon entre les membres du service d’ordre de la CGT et le cortège de tête. Il s’en est suivi des échanges d’amabilités par communiqué et messages sur les réseaux sociaux. C’est le point d’orgue de tensions récurrentes entre deux visions différentes des mobilisations.

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cortège tête black bloc Lyon

Il est presque 11h ce samedi 1er mai lorsque la traditionnelle manifestation s’élance de la place Jean Macé, dans le 7ème arrondissement de Lyon. Ni la pluie, ni le coronavirus n’ont dissuadé les Lyonnais·es de prendre part à cette mobilisation emblématique qui marque également le retour d’un semblant de vie militante, confinée depuis plus d’un an. Plusieurs milliers de personnes (3000 selon la Préfecture et 5000 selon l’intersyndicale) ont répondu présentes à l’appel de l’intersyndicale CGT, FSU, Solidaires, CNT, CNT-SO et UNEF pour fouler les pavés mouillés jusqu’à la place Bellecour.

En tête de cortège, 200 à 300 manifestant·es se sont postées devant la banderole intersyndicale. A l’avant, des militant·es antifascistes, des Gilets jaunes mais aussi des personnes lambdas – dites « autonomes » ou « totos » – qui ont répondu à l’appel à former un black bloc. Tout ce petit monde s’engage sur le parcours délimité, le cortège de tête tentant de rester soudé au gros de la manifestation, derrière la banderole intersyndicale.

Soudain, celle-ci s’arrête alors que le cortège de tête continue d’avancer. Il n’en faut pas plus aux forces de l’ordre pour s’engouffrer dans la brèche, encerclant aussitôt le cortège de tête et le chargeant violemment à plusieurs reprises. Dans les rangs des k-ways noirs, c’est la colère. Les reproches pleuvent sur le service d’ordre de la CGT, accusé de s’être arrêté. Le ton monte, et des coups seront échangés à plusieurs reprises entre certain·es membres du black bloc et des militant·es de la CGT.

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Les banderoles renforcées du cortège de tête le 1er Mai 2021 à Lyon.Photo : GB

Invectives, coups et communiqués incendiaires entre la CGT et les antifas

Depuis, les deux camps semblent irréconciliables. Si la situation s’est envenimée ce 1er mai 2021, les tensions sont bien plus anciennes entre les partisan·es d’un mode d’action, plus direct et souvent violent, et ceux et celles qui défendent des formes de mobilisations plus traditionnelles.

Depuis le 1er Mai, l’Union Départementale (UD) CGT du Rhône et les antifascistes qui se trouvaient dans le cortège de tête s’invectivent par communiqués interposés.

Pour la première fois par écrit, l’UD CGT dénonce la stratégie du black bloc sur un ton très offensif, reprochant aux k-ways noirs d’avoir voulu regagner le cortège syndical sitôt le bloc défait par les forces de l’ordre :

« Les groupuscules qui utilisent les manifestations syndicales pour affronter les forces de l’ordre ne servent en rien la cause des travailleurs. Bien au contraire ! S’attaquer aux messages et aux revendications de justice sociale, de paix, de progrès ne peut que profiter au patronat et aux forces d’extrême-droite. […] La CGT ne se laissera pas impressionner par ces pratiques fascisantes. Depuis toujours la lutte contre l’extrême droite fait partie de notre ADN. »

Autre grief à l’encontre du black bloc : la présence dans le cortège syndical de livreurs sans-papiers syndiqués à la CGT UberEats/Deliveroo, qui risquaient gros dans le cas d’une nouvelle nasse et de contrôles d’identité. Dans un communiqué, le syndicat de livreurs accuse certain·es manifestant·es d’avoir tenu des propos racistes :

« Notre syndicat regrette que des manifestants cagoulés […] aient interpellé des militants CGT qui leur demandaient de ne pas jeter de projectiles à proximité du cortège, ou sur la police, compte-tenu que notre syndicat n’aurait rien à gagner d’une charge policière massive. Lorsque des militants du syndicat ont fait part de la situation irrégulière de certains collègues et des risques encourus en cas d’intervention policière, les propos suivants ont été prononcés par certains des individus cagoulés : « rien à foutre de tes collègues sans-papiers ». »

Les antifascistes du Groupe lyonnais Lyon et environs (dit la « Gale »), aux premières loges dans le black bloc, racontent dans un communiqué un déroulé des événements différents.

Quant aux propos racistes, ces antifas affirment qu’il s’agit d’une réflexion déformée et amplifiée par le syndicat CGT UberEats/Deliveroo :

«Un militant Jeune communiste de la CGT deliveroo vient agresser un militant du bloc. Il leur reproche de mettre en danger des travailleur-es sans papiers de deliveroo venu-es manifester, en attaquant la police. Les militant-e-s tentent de lui expliquer pourquoi ils et elles ont du remonter le cortège, que c’est à cause du SO de la CGT etc. Mais il ne laisse pas les militant-es du bloc s’exprimer, alors ceux-ci décident de s’éloigner en finissant par lui dire « tu veux pas nous laisser parler, alors nous aussi on s’en fout de ce que tu dis ». Le militant jeune communiste a alors transformé ces propos dans un communiqué sur des pseudos insultes racistes de la part du bloc. »

Les autres organisations qui gravitent parfois autour du cortège de tête telles que l’Union communiste libertaire (UCL) et les antifascistes de la Jeune Garde, se sont rangés du côté de la CGT, condamnant les violences commises envers le syndicat et reprenant une rhétorique similaire.

Des tensions récurrentes entre cortège de tête et cortège syndical

Pour comprendre d’où viennent ces tensions entre les syndicats et le cortège de tête, il faut au moins remonter quelques années en arrière, au printemps 2016. A l’époque, c’est la loi El Khomri, dite « loi Travail », qui cristallise mobilise dans la rue.

Ce qui distingue ce mouvement social des précédents, c’est la banderole de l’intersyndicale qui disparaît derrière plusieurs dizaines de k-ways noirs qui prennent la tête du cortège. Leurs modes d’actions plus directs – black bloc, casse et affrontement avec la police, déjà remarquée en 2014, marque une rupture nette avec les mobilisations classiques syndicales. Au fil des jours, ces manifestant·es d’un nouveau genre se munissent de banderoles dont le dos est renforcé pour parer les charges policières. Le bien nommé « cortège de tête » est né et s’impose depuis comme une composante des manifestations.

Maxime, syndiqué à la CGT, se souvient de ce réarrangement soudain des cortèges :

« Je manifeste depuis 20 ans. Traditionnellement, ça chauffait à l’arrière avec la police. C’est là qu’il y avait les manifestants aux opinions politiques les plus radicales. Depuis 2016, je ne sais pas si c’est l’inspiration de black bloc à l’étranger ou un désir de radicalité, mais il y a de nouvelles formes d’action qui consistent à être devant. En conséquence, la police charge la tête du cortège. Ce n’est donc plus possible pour l’intersyndicale d’ignorer ça. »

L’intersyndicale a du mal se positionner vis-à-vis de ces nouveaux et nouvelles manifestant·es, souvent plus jeunes et porté·es par un désir d’actions directes, au contact des forces de l’ordre. Isaac, militant antifasciste à la Gale, se souvient d’une cohabitation difficile entre ce « cortège de tête », et les syndicats qui se retrouvent derrière :

« Depuis 2016, il y a d’énormes tensions entre le cortège de tête et la CGT. A cette époque, le cortège c’était nouveau donc ce n’était pas si grave. Les tensions sont retombées grâce à un travail des membres des syndicats et du cortège de tête. En 2017 et 2018, il y a eu des manifs où ça se passait très bien entre le cortège de tête et le cortège syndical, avec des discussions en amont. »

Les deux banderoles du cortège de tête du 15 septembre. ©LB/Rue89Lyon
Les deux banderoles du cortège de tête du 15 septembre 2016, lors de la 17ème manifestation contre la loi travail.Photo : LB/Rue89Lyon

Pour Isaac, cette rupture avec les syndicats n’implique pas que le cortège de tête. Le mouvement des Gilets jaunes se montre également critique à leur égard, en particulier envers les hautes sphères syndicales.

« Les Gilets jaunes aussi se sont sentis abandonnés par les centrales syndicales. Au départ, il y avait aussi un mépris évident de leur part. Ça a créé du ressentiment. Les centrales syndicales n’ont pas apprécié de voir cette insurrection hors syndicat s’exprimer et faire parfois trembler le pouvoir. »

Pendant le mouvement contre les retraites, à l’automne 2019, un important cortège de tête ouvrait les manifestations, mêlant k-ways noirs, Gilets jaunes et sweat-shirts d’étudiant·es.

cortège tête black bloc Lyon
Black bloc de la manifestation contre la réforme des retraites du 5 décembre 2019, LyonPhoto : OM/Rue89Lyon

Enfin, l’opposition à la loi dite « de sécurité globale » a relancé cette dynamique de convergence entre ces militant·es d’horizons bien différents.

Accusations de « collaboration » des syndicats avec la police

Dès les manifestations contre la loi Travail de 2016, des premières accusations de « collaboration » des syndicats avec la police avaient été lancées. Celles-ci ont été réitérées ce 1er Mai 2021, à Lyon comme à Paris.

Ces accusations sont également alimentées par la mise en place d’une nouvelle stratégie de la part du ministère de l’Intérieur qui a en décidé de communiquer davantage avec les organisateurs des manifestations. A cette fin, le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, publié en septembre 2020, prévoit la création d’« équipes de liaison et d’information » (ELI) au sein de la police nationale. Ces ELI auront pour rôle de réduire les tensions entre manifestant·es et forces de l’ordre en prévenant les premiers en cas d’incidents sur le parcours ou de mouvements des policiers notamment, d’après le dossier de presse du ministère de l’Intérieur :

« La mission première des forces de l’ordre est de garantir le bon déroulement des manifestations et d’apaiser les éventuelles tensions. À cette fin, il est mis en place un dispositif de liaison et d’information lors des manifestations, afin que la communication avec les organisateurs et les manifestants constitue désormais une priorité dans la gestion de l’ordre public. »

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Black bloc de la manifestation contre la réforme des retraites du 5 décembre 2019, LyonPhoto : OM/Rue89Lyon

Des modes d’action incompatibles ?

Le 1er mai, le cégétiste Maxime a été témoin des noms d’oiseaux et coups échangés entre certain·es manifestant·es du cortège de tête et le service d’ordre de la CGT. Pour lui, il y a deux points de vue qui s’opposent entre le cortège de tête et les syndicats quant à la place et au rôle de chacun en manifestation :

« Après les affrontements, j’ai vu des gens du cortège de tête attaquer le cortège syndical par colère. Certains membres du black bloc se sont sentis abandonnés. Ils auraient voulu que le service d’ordre les protège quand les forces de l’ordre ont chargé, mais dans le même temps ils n’aiment pas les syndicats. Du côté des syndicats, il y a la responsabilité des gens derrière le service d’ordre et qui sont mis en danger. Du côté du cortège de tête, il y a la remise en question d’un mode d’action, la manif traditionnelle, jugée inefficace. »

Isaac de la Gale estime qu’il y a « un réel renouveau du cortège de tête », de plus en plus de manifestant·es s’insérant volontiers devant la banderole de l’intersyndicale qui, derrière elle, regroupe toujours la grande majorité des personnes mobilisées :

« Ce n’est plus un simple entre-soi de militant·es d’ultra-gauche comme en 2016. Il y a aussi des colleuses féministes, des habitant·es de quartiers populaires, des parents, des retraité·es, des Gilets jaunes de campagne et du centre-ville, les habitué·es de l’ultra-gauche, des jeunes, des moins jeunes… Pour moi, ce cortège de tête représente une société qui n’en peut plus. »

Le cortège de tête et le cortège intersyndical seraient-ils devenus incompatibles ?

Syndiqué à la CGT mais habitué au cortège de tête, Maxime espère vivement que les deux camps arriveront à dialoguer, autrement que par communiqués incendiaires :

« Je vois le travail de mes camarades de la CGT tous les jours sur le terrain et j’ai des amis dans le cortège de tête et le black bloc. Je suis proche des deux côtés. Pour moi, depuis le 1er Mai, c’est comme voir des potes se taper sur la gueule en soirée. La question essentielle, c’est : « la manif, c’est quoi ? » Pour les gens du cortège de tête, c’est une insurrection alors que pour les syndicats c’est un moment de démonstration. Ces deux visions sont assez incompatibles et peut-être irréconciliables. Mais on a tous le même objectif, j’espère qu’on va bien trouver un moyen de s’entendre ! »


#1er mai

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