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« Le nouveau projet que nous envisageons consisterait à concentrer nos livraisons en modèle salarié uniquement sur Paris. » La nouvelle est tombée innocemment dans la boîte mail des livreurs employés par Just Eat à Lyon, le 16 juillet dernier. Zahim* (son prénom a été changé pour préserver son anonymat), livreur salarié de l’entreprise depuis un an, n’a même pas consulté ce courrier :
« On est bombardés de mails constamment, je ne les regarde plus. C’est les gars du syndicat [CGT livreurs ndlr] qui m’ont dit que c’était officiel. »
Le jeune homme de 21 ans soupire. Adossé à son vélo de travail orange vif, il vient de sortir des locaux de l’administration de Just Eat. En ce jeudi 4 août, lui et ses trois collègues ont tenté d’intercepter le DRH parisien pour essayer d’obtenir des explications :
« Il n’a rien voulu nous dire. Je le savais de toute façon, mais il faut bien faire quelque chose. »
D’après la petite délégation, le responsable est venu de la capitale pour s’entretenir avec les deux livreurs capitaines de Lyon. Ceux-ci auront pour tâche d’expliquer les conditions et le déroulement de ce plan de licenciement à toute l’équipe. Une démarche que Zahim aurait souhaitée plus transparente.
« Just Eat n’a même pas deux ans à Lyon »
Pour autant, il ne s’agit pas là de sa préoccupation première. L’étudiant en maths-informatique a du mal à se projeter dans l’avenir. Son contrat de 21 heures par semaine lui permet de payer son loyer. Il craint de se trouver dans une situation financière inextricable.
« Je ne sais pas ce que je peux faire, répète-t-il. Je ne veux pas aller chez Uber, c’est l’arnaque. »
L’angoisse du licenciement avait déjà saisi Zahim en avril dernier, quand les salariés avaient été informés du premier plan de restructuration lancé par Just Eat. Celui-ci annonçait qu’environ un tiers des livreurs de France allaient perdre leur emploi.
Peu à peu, la rumeur selon laquelle tous les salariés – hormis ceux de Paris – allaient être licenciés s’est propagée. Mi-juillet, sur les 800 salariés que compte la start-up, 359 étaient concernés, dont 38 à Lyon.
Certains livreurs, comme Zahim, ont tout d’abord refusé d’y croire :
« L’entreprise n’a même pas deux ans d’ancienneté à Lyon ! Ça ne me semblait pas logique qu’ils aient investi autant pour fermer comme ça, juste après. »
C’était d’ailleurs à grand renfort de publicité que la start-up s’était installée à Lyon en février 2020, vantant un modèle économique plus éthique que ses concurrents.
Éthique car Just Eat est alors la seule licorne (start-up évaluée à plus d’un milliard de dollars) ayant fait le choix de salarier une partie de ses livreurs. Uber Eats et Deliveroo continuent quant à eux de travailler avec des livreurs sous le statut d’auto-entrepreneurs, écopant parfois au passage de condamnations pour travail dissimulé, comme cela a été le cas de Deliveroo en avril 2022.
« Tout sauf redevenir auto-entrepreneur »
Maher* (son nom a été modifié pour préserver son anonymat), étudiant en sciences cognitives âgé de 24 ans, temporise :
« Ce n’est quand même pas le paradis, un CDI à Just Eat. On est payés au SMIC horaire sans prise en compte de nos heures de nuit, de la pénibilité du boulot, des prises de risque… »
Pourtant, lui non plus n’ose pas imaginer un retour à la case livreur auto-entrepreneur. Maher a travaillé deux ans pour Deliveroo avant d’être embauché chez Just Eat :
« C’était un cauchemar, quel stress ! Tu ne sais jamais si tu auras gagné suffisamment à la fin de la journée pour vivre, il y a la concurrence entre livreurs, les blocages de compte du jour au lendemain… »
Du haut de son bon mètre quatre-vingt-dix, il cache son visage sous l’ombre de sa casquette.
« Deliveroo c’est l’enfer, je n’y retournerais pour rien au monde, martèle-t-il. Les gars qui en vivent travaillent 24 heures sur 24, et si ils s’abîment en le faisant, tant pis pour eux. »
Maher, livreur Just Eat victime d’un grave accident du travail à Lyon
Maher en vient à la raison pour laquelle il veut à tout prix éviter l’auto-entrepreneuriat. Après une petite hésitation, il décide d’enlever son couvre-chef, dévoilant une longue cicatrice blanche qui court de sa tempe gauche jusqu’au milieu de son front. À bien y regarder, toutes les parties visibles de son corps trahissent les stigmates d’un choc violent : ses genoux, ses coudes et ses bras sont recouverts d’éraflures et de bosses plus ou moins impressionnantes. Il témoigne :
« J’ai eu un accident il y a un mois, j’ai subi un traumatisme crânien car une voiture m’est rentrée dedans. On a dû me faire un massage cardiaque. J’ai eu très mal quand je me suis réveillé, mais je n’ai aucun souvenir de l’accident et des trois heures qui ont suivi. »
Autour de lui, ses collègues opinent du chef, l’air grave. L’un d’eux complète :
« Si il n’avait pas porté de casque, il serait mort, c’est le médecin qui l’a dit. »
L’accident en question, qui a eu lieu le 13 juillet au soir sur le pont Lafayette (Lyon 2e) avait déjà défrayé la chronique, notamment car le chauffeur de la voiture responsable de l’accident avait pris la fuite. Il a finalement été arrêté par la police. Depuis ce jour, Maher est en arrêt de travail. Il est censé pouvoir reprendre d’ici deux semaines :
« J’espère que je pourrais, mais honnêtement je n’y crois pas trop. J’ai tout le temps des migraines, et j’ai beaucoup de mal à tourner la tête à droite et à gauche. »
Et d’ironiser :
« Je peux peut-être faire des livraisons en ligne droite ! »
« Si j’avais été auto-entrepreneur, ça aurait été : démerde-toi »
Si Maher est capable d’en rire aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il n’a pas eu à s’inquiéter de ses finances :
« C’est un accident du travail, je suis en arrêt. C’est tout bête, mais si j’avais été auto-entrepreneur, ça aurait été : démerde-toi. »
Avec les plateformes d’auto-entrepreneurs, pas de congé maladie, pas de cotisations sociales, et en cas d’accident, l’entreprise cesse simplement d’avoir recours aux services du travailleur blessé.
Une situation que Just Eat aime à rappeler, prétextant ainsi une concurrence déloyale de la part des autres entreprises de livraison et tentant ainsi de faire passer la pilule de ses licenciements massifs dans toute la France. Interrogée par Rue89Lyon, l’entreprise a d’ailleurs déclaré :
« Just Eat a toujours été un défenseur majeur du modèle salarié en Europe. Néanmoins, ils ne peuvent continuer de le faire seuls et ont besoin d’une législation claire et du soutien des pouvoirs publics pour créer un terrain de jeu égal pour tous les opérateurs, afin que ce modèle soit une réussite à la fois pour les livreurs et pour les entreprises. »
La faute à l’Etat donc. Pourtant, depuis 2016 Just Eat travaille avec le service de « livraison du dernier kilomètre » racheté par La Poste : Stuart. Dans de nombreuses villes françaises, pour une commande effectuée sur l’application Just Eat, c’est un livreur Stuart qui apporte le repas chaud. Tout comme Uber Eats ou Deliveroo, Stuart est une entreprise qui a recours à des coursiers auto-entrepreneurs.
« Ils vont nous remplacer par des livreurs auto-entrepreneurs de Stuart »
Depuis 2021, les livreurs salariés de Just Eat, reconnaissables à leurs combinaisons et leurs vélos orange fluo, ne travaillaient que dans 26 grandes villes françaises : Paris, Lyon mais aussi Marseille, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux…
Just Eat n’a pas souhaité communiquer le nombre de villes dans lesquelles Stuart officie comme prestataire pour livrer les repas commandés sur leur plateforme. Sur son site, Just Eat se targue d’être présent dans plus de 2 000 villes en France. Même si la plateforme met aussi en relation des clients avec des restaurants qui ont leur propre service de livraison, il est probable que bon nombre d’entre eux ont recours aux livreurs de Stuart.
Une information que les livreurs bientôt licenciés de Just Eat n’ont pas manqué de prendre en compte. La plupart d’entre eux en ont la certitude : ce n’est pas la fin de Just Eat à Lyon, mais plutôt la fin de leurs coursiers salariés. D’après Ludovic Rioux, livreur à Just Eat et délégué syndical CGT livreurs :
« Ils vont nous remplacer par des livreurs auto-entrepreneurs de Stuart. Ce n’est pas difficile à comprendre. »
Amer, il martèle :
« Ils nous font croire que c’est la main invisible du marché, qu’ils n’ont plus un sou mais ont toujours refusé de nous dire combien ils avaient dans les caisses. Ce PSE est un choix de modèle économique. »
Pour Ludovic Rioux, l’entreprise aurait simplement réalisé un arbitrage en comparant la rentabilité économique entre auto-entrepreneurs et salariés.
Just Eat n’a pas souhaité nous répondre au sujet d’une éventuelle reprise du marché par son prestataire Stuart. En revanche, dans le courrier du 16 juillet annonçant les licenciements massifs, l’entreprise a écrit à ses salariés :
« Nous explorons différentes pistes, dont celles d’identifier un potentiel transfert vers un partenaire stratégique. »
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