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Gilets jaunes mutilés : un « quintet de la souffrance » écrit par Sophie Divry

[Interview] Il arrive que le fait divers violent ne trouve dans la mémoire bientôt plus que la place réduite d’un film vu plus ou moins attentivement. Pourtant, les images de Gilets jaunes manifestant dans plusieurs villes de France, blessés par des explosions de grenades, des tirs de LBD ou des matraques baladeuses, ont atteint un haut degré de viralité. Sophie Divry est partie à la rencontre de cinq d’entre eux. Cinq personnes mutilées qui ont eu la main arrachée au cours d’une manifestation.

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Sophie Divry, écrivaine vivant à Lyon et autrice de "Cinq mains coupées" © J. Panconi (pour les Editions du Seuil).

« J’ai voulu créer un chœur, quelque chose de collectif, qui nous renvoie à nous-même », explique l’écrivaine. Dans « Cinq mains coupées », Sophie Divry invente un système narratif qui, tout en étant pudique et respectueux, amplifie la force des témoignages de ces cinq personnes.

De leur récit des traumatismes ancrés, des amputations définitives, elle tire un « quintet de la douleur » -expression employée dans la postface explicative. Ce livre est un flot vif et crucial en ce qu’il rappelle que le mouvement des Gilets jaunes a marqué un tournant dans la gestion sécuritaire de l’expression publique.

Amnesty a édité ce mardi un rapport, accablant une fois encore, qui dénonce un « acharnement judiciaire contre les manifestants« . L’ONG évoque un système destiné à « réprimer » des personnes qui, souvent, n’ont pas commis d’infractions.

Parmi les ondes de choc, dont fait également partie en 2020 le film de David Dufresne, « Un Pays qui se tient sage », parmi les piqûres de rappel qu’il est nécessaire de s’inoculer, paraît ce jeudi 1er octobre ce livre, « Cinq mains coupées », de Sophie Divry.

Sophie Divry, écrivaine vivant à Lyon et autrice de "Cinq mains coupées" © J. Panconi (pour les Editions du Seuil).
Sophie Divry, écrivaine vivant à Lyon et autrice de « Cinq mains coupées » © J. Panconi (pour les Editions du Seuil).

« J’ai fait un montage narratif qui a la puissance émotive d’un chœur »

Rue89Lyon : Ce livre est difficilement classable, il s’agit d’un recueil de témoignages mais le travail de découpe est très précis. Vous parlez de quelque chose se situant « entre le journalisme, l’histoire, la sociologie ».

Sophie Divry : Pour ce qui concerne le mouvement des Gilets jaunes et mon sujet, celui des mutilations, il m’était impossible de faire de la fiction (je pense même qu’il faudra beaucoup de temps pour en faire à partir de cela). C’est bien de la littérature, mais pas de la fiction.

Aujourd’hui, l’espace de la littérature est pris par le roman. Dès que l’on commence à proposer un objet littéraire différent, on nous demande de le mettre dans une case. Or, ici, on est entre le théâtre, le journalisme et l’histoire.

J’ai fait appel à mes capacités de journaliste [Sophie Divry est diplômée de l’ESJ], celles de prendre mon téléphone pour contacter des gens, d’aller les voir, de leur poser des questions, de faire de la retranscription d’entretiens.

Ma part, à moi en tant qu’artiste, a été d’avoir eu l’idée d’une forme. J’ai tout le temps, dans la tête, des formes qui m’apparaissent -je passe mon temps à ça. L’an passé, j’ai eu cette idée de monter un chœur théâtral. Car il s’agit bien de théâtre, comme mon premier roman en était aussi d’ailleurs. Mais on ne le dit pas tellement car ça ne se vendrait plus et ça ne s’éditerait pas.

J’ai rencontré cinq personnes, cinq “gilets jaunes” qui se sont fait arracher la main pendant des manifestations et, en les regroupant, j’aboutis au portrait d’un seul gilet jaune en même temps qu’à quelque chose de collectif. Car finalement, ils racontent d’une certaine façon la même histoire, ou plus précisément la même chronologie : “on est arrivé à telle heure / on est allé manifester / au début ça se passait bien / puis ça a dégénéré / une grenade a explosé / j’ai perdu ma main”, etc.

Même s’il y a de légères contradictions dans le court du récit, il reste lisible : la manifestation ; l’accident ; l’hôpital ; la rééducation ; et l’après, comment vivre avec ou sans cette main, avec les traumatismes psychiques ; puis les leçons politiques et individuelles qu’ils en tirent.

Si j’avais placé les cinq entretiens côte à côte, j’aurais fait du journalisme, strictement. Là, dans mon travail de romancière, j’ai fait un montage narratif qui a la puissance émotive d’un chœur, avec des solos. C’est un portrait cubiste du Gilet Jaune mutilé. Sur scène cela pourrait faire quelque chose de très fort. On entend dans un des solos la mère de Gabriel [le plus jeune des cinq “gilets jaunes” qui a perdu sa main]. Son propos était tellement magnifique, tellement important, qu’il était évident qu’il fallait que je l’intègre. Cela donne aussi une voix à l’entourage et à une femme.

Ce que j’apporte aux témoignages, c’est quelque chose qui donne chœur, corps et qui dit “ça nous est arrivé”. Est-ce que vous, lecteur, vous faîtes partie du “nous” ou pas ?

« J’étais révoltée, je sentais bien qu’il fallait s’arrêter et regarder ce qui s’était passé »

Qu’est-ce qui a suscité l’envie d’une telle entreprise, d’un travail si éloigné du romanesque dans lequel vous êtes inscrite ?

Je l’ai mené de septembre 2019 à avril 2020. Ce projet a interrompu ce que j’écrivais par ailleurs (une toute autre histoire, très éloignée, c’est un robot qui part en mission sur Mars). Il y avait une urgence à le faire et elle m’a arraché à mon travail artistique pour aller vers une intervention plus politique. J’étais révoltée, comme on l’était en partie tous, je sentais bien qu’il fallait s’arrêter et regarder ce qui s’était passé.

J’avais eu l’idée de « Cinq mains coupées » au printemps. Mais je n’étais pas sûre, au début, d’abord parce que ce n’est pas agréable de prendre son téléphone pour appeler une personne parce qu’elle a eu la main arrachée. On se demande comment on va être reçue. C’est lourd. L’idée qu’ils refusent me faisait de la peine aussi. Mais je savais aussi que c’était maintenant, car ce que je voulais recueillir est un récit de vie. Il fallait que je pose les mêmes questions à tous, pour que l’on me raconte ce que c’est de manifester aujourd’hui.

Tous les samedis, il y avait de nouveaux scandales, de nouvelles réactions de l’Élysée… C’était fou, cette période. Mais on ne s’est pas attardé au-delà.

C’est pour ça que « Un œil en moins », le livre de Nathalie Quintane m’a marquée, même si elle parlait de Nuit Debout. Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce qu’on peut s’arrêter pour regarder ce qui se passe et le constater ? Non pas que l’information ait été forcément mal donnée, que le sujet ait été mal traité. C’est plutôt que l’esprit humain ne peut pas prendre l’ampleur de la gravité de la situation : elle est tellement insupportable qu’il faut la regarder longuement et lui donner de la profondeur pour que cela s’inscrive.

Il y a toujours moyen de minimiser la gravité de faits passés. Pourtant il faut s’arrêter et le voir. Parce que nous sommes des escargots, les écrivains, j’ai pris ce temps de la littérature qui est celui de la lenteur.

Le premier manifestant mutilé m’a dit oui en septembre et le dernier en février. Et j’ai donc pu faire les cinq témoignages dans ce laps de temps, assez long. J’ai été disponible pendant six mois pour ça, pour leur dire “réfléchissez-y, je reviens, etc.”.

L’idée était aussi de dire tout ce qui arrive après l’accident, pour entendre tout ce que veut dire avoir manifesté pendant le mouvement des “gilets jaunes”. On découvre un univers entier où ils sont assignés à leur mutilation, où toute leur vie tourne autour de ça. Là ils ont encore envie d’en parler, ils ont encore envie qu’on ne les oublie pas. Mais à un moment, eux-mêmes n’auront plus envie comme tous les traumatisés d’en reparler, peut-être oublieront-ils des détails (l’hôpital, les tracasseries administratives, les complications médicales, etc).

Il me fallait documenter notre présent pour dire “c’est arrivé comme ça et voilà les conséquences”.

« J’ai fait une manifestation des Mutilés pour l’Exemple. C’était terrible de voir des éborgnés, des blessés divers, tous très meurtris »

Comment se sont organisées les rencontres avec les personnes ?

Je les ai tous d’abord retrouvés grâce à Internet, j’ai retrouvé presque tous leurs noms de famille, etc. Ça a été plus difficile de trouver leurs contacts.

Antoine, qui est étudiant, militant et qui fait des manifestations et qui n’a aucune difficulté à parler, il a su tout de suite l’intérêt de parler et l’intérêt du projet. J’ai fait avec lui une manifestation des Mutilés pour l’Exemple, à Bordeaux, en septembre 2019. C’était terrible de voir des éborgnés, des blessés divers, tous très meurtris. Puis il m’a donné le contact de Frédéric, quelqu’un de très différent, plus en retrait, père de famille, ouvrier, que j’ai rencontré dans l’Estuaire de la Gironde.

Après j’ai contacté Sébastien, ce jeune plombier d’Argenteuil, via Facebook. C’est même pour ça que je me suis inscrite sur le réseau social. Je crois qu’ils se sont tenus au courant les uns les autres et je crois qu’ils se sont fait passer le mot que chacun pouvait me parler tranquillement.

Ensuite j’ai retrouvé Gabriel, via sa mère qui avait participé à une bouleversante table ronde que Mediapart avait organisée pendant le mouvement social. J’ai retrouvé leur adresse postale et je leur ai envoyé des lettres manuscrites, ce qui ne se fait plus trop, avec mes bouquins. Le message c’était : “je m’écrase, j’ai le temps, je promets de vous respecter, je vous écoute”.

À tous, j’ai fait relire leur entretien -ce qu’on n’a pas toujours le temps de faire dans le journalisme. Six mois après avoir commencé, je rencontre enfin Ayhan. Ce syndicaliste de 50 ans, d’origine turque, habitué des manifestations, avait déjà sa prothèse et il avait même repris le boulot quand je l’ai rencontré. Il doit toujours faire face à des douleurs.

Peut-être aussi m’ont-ils fait confiance parce que j’ai 40 ans, que j’ai déjà publié, que je commence à être installée sur la scène littéraire, que cela allait publié au Seuil, etc. Ils ont compris l’ampleur du projet.

« Je voudrais que ce sang et que l’odeur de gaz viennent éclabousser Christophe Castaner et Emmanuel Macron »

Le propos politique est clair. L’objectif en ce sens est-il d’apporter un argument supplémentaire militant contre l’usage des armes de guerre par les policiers ?

C’est un choix politique d’en mutiler un pour en terroriser beaucoup. Le fait qu’il y ait un peu de gaz dans les manifestations, ça faisait quasiment partie du jeu. Mais le fait qu’on perde des yeux, des mains, en manifestant, ça personne ne pouvait l’imaginer.

Je voudrais que l’on regarde les conséquences de ce que le ministère de l’Intérieur a fait, des choix politiques du gouvernement. C’est-à-dire que l’on commande des grenades, des armes de guerre, à des usines, notamment Alsetex (qui se trouve d’ailleurs à 40 kilomètres de chez Gabriel). Les parlementaires votent pour ce type d’armement avec lequel on va ensuite équiper la police française. Ce sont des choix collectifs.

Au-delà du fait divers, je voulais parler de ce que sont les mutilations. On ne peut pas parler des Gilets jaunes sans parler de cette répression de masse faite à l’encontre de ce mouvement populaire assez énorme. On parle ici de la conquête de la dignité de ces gens qui ont été touchés dans leur intégrité physique, entre autres.

Évidemment, l’idée est que cela pousse à l’empathie pour ces Français qui sont venus manifester sans être ni black bloc ni autre chose (sinon ils auraient su peut-être mieux se prémunir des violences).

Remettons ça en place : on a des gens qui sont surarmés et qui sont mis face à d’autres gens qui demandent la hausse des salaires. Je suis impressionnée par le récit de tout ce sang, on patauge dans le sang sans arrêt.

Je voudrais que ce sang et que l’odeur de gaz viennent éclabousser Christophe Castaner et Emmanuel Macron [le ministre de l’Intérieur de l’époque et le Président de la République, ndlr], eux sont dans des sphères et dans un univers où tout est déréalisé. Je veux que ces récits égratignent leur discours qui consiste à dire “nous sommes des gens civilisés et nous maintenons l’ordre de manière proportionnée”. Non, c’est faux. C’est un carnage, qui est tout à fait lisible, qui se voit depuis Notre-Dame-des-Landes. Des rapports le documentent.

Il y a eu beaucoup de mutilés à Bordeaux, là où Didier Lallement exerçait en tant que préfet de Gironde. Et je m’étonne qu’au mois de mars, celui qui a le pire bilan en termes de mutilations, soit nommé préfet de police de Paris. C’est-à-dire qu’il a une promotion.

Les politiques sont mal élus, les gens sont mécontents et donc on revient à des techniques médiévales : on cogne face au soulèvement populaire. J’hésitais presque encore à faire ce bouquin, quand Macron a dit “il n’y a pas eu de violences irréparables”.

« Tout à coup c’est le spectacle de l’arbitraire qui s’abat sur une personne, qui détruit sa vie. Cela arrive à notre pays, cela nous fait honte. »

Comment envisage-t-on l’impact d’un ouvrage comme celui-là quand on l’initie ?

Ce que je cherche avant tout, c’est à toucher le lecteur et que le récit ré-humanise ce qui arrive à ces ouvriers, ces Français ordinaires. Cette histoire est la nôtre. Il faut se rendre compte que cela aurait pu arriver à tout le monde.

Il y a quelque chose de l’ordre de l’injustice, car ce sont des gens ici qui sont totalement pacifiques et le phénomène d’identification peut se faire facilement : ça pourrait être n’importe quel citoyen. Certains des mutilés que j’ai rencontrés manifestaient pour la première fois, mais d’autres étaient habitués et ils n’avaient jamais vu ça, une telle répression et une telle violence. Aucun n’arrive en disant “je vais casser du flic”. Ce sont des gens qui sont venus pour des causes justes, disant simplement “je travaille et je n’arrive pas à gagner ma vie”.

Et tout à coup c’est le spectacle de l’arbitraire et d’une force surdimensionnée qui s’abat sur une personne, qui détruit sa vie. Cela ne peut que heurter profondément notre sens de la justice et notre sens de l’humanité. Et que cela arrive à notre pays, cela nous fait honte.

Chaque mutilation traumatise une famille, un quartier, une entreprise, un village. Toute cette violence-là est envoyée dans le corps social. Le romancier a pour habitude de rentrer dans la psyché des gens, alors que le journaliste ou l’historien ne rentre pas dans une profondeur psychologique. Ce texte pourrait même servir d’une certaine manière à des études de traumatologie.

Mais c’est difficile de savoir quelle réception ce livre pourra avoir. On sait que le mouvement des gilets jaunes a scindé la population sur un schéma autre que l’opposition gauche-droite. Ce récit peut être assez clivant, me dit-on, et pas forcément là où on l’attend.

On est encore dans un temps où l’on peut essayer de faire corps avec ces gens-là plutôt que de dire “ils l’ont bien mérité et ça n’arrivera plus jamais” : non. Cela peut arriver encore.

« J’ai fait ce livre comme une pièce que je verse au dossier, pour les contemporains »

Les questions de la violence policière, à laquelle est conférée la seule légitimité, semble particulièrement mise à l’agenda, avec des mouvements multiples en France, aux États-Unis…

Je pense au travail de David Dufresne [son film « Un pays qui se tient calme, notamment » est actuellement à l’affiche au cinéma, ndlr], au site « Désarmons-les » qui fait un travail formidable. Il y a un problème à ce que les forces de police fassent monter encore la violence. Elle devrait utiliser des techniques pour apaiser, pour faire baisser le niveau de tension.

Si l’on peut œuvrer pour faire tomber ce déni sur les violences policières, ce serait utile. Il y a Aïssa Traoré, le mouvement Black lives matter : tout ça nous rappelle à chaque fois que c’est un débat important. Que fait-on de notre police ? C’est une institution publique, la police est à nous. Et tout à coup on se dit qu’en entrant dans la police on peut devenir un mutileur : cela pose une sacrée question de côté-là.

C’est un livre à part, qui m’a paru nécessaire. Mais j’aimerais bien ne pas avoir à faire ça trop souvent. C’est aussi une forme de portrait de la France, de ses services sociaux, hospitaliers… On a souvent beaucoup de doutes en tant qu’écrivain sur l’utilité de ce qu’on produit.

Je sais que ça, c’est très utile. Comme j’ai une fibre militante, je me dis qu’il restera comme une trace de ce qu’a été le mouvement des “Gilets jaunes”, indissociablement lié à la révolte, à la justice, aux grands mouvements de répression qu’il y a eus.

J’ai fait ce livre comme une pièce que je verse au dossier, pour les contemporains.

« Cinq mains coupées », Sophie Divry. Aux éditions du Seuil – 14 €.


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