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À Lyon, un rapport dénonce « un an de répression judiciaire » contre les « gilets jaunes »

Constituée il y a quelques mois au plus fort du mouvement des « gilets jaunes », une Commission d’enquête populaire contre les violences policières et la répression – composée de nombreux militants, comités et associations – vient de publier un premier rapport pour dénoncer la « répression judiciaire » exercée à l’encontre des manifestants.

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Les forces de l'ordre rue Paul BERT. Acte XI des "Gilets Jaunes" samedi 26 janvier 2019. ©MG/Rue89Lyon

Cette synthèse, construite à partir de comptes-rendus d’audiences, de compilations d’articles, et de données regroupées dans une base nationale par le site Bastamagpropose une analyse à la fois qualitative et quantitative centrée sur les jugements rendus par les tribunaux lyonnais un an après le début du mouvement des « gilets jaunes ».

Le rapport ne prétend toutefois pas dresser une liste exhaustive des condamnations prononcées, puisqu’il s’appuie sur une trentaine d’audiences en comparutions immédiates, pour le cas de 57 personnes condamnées depuis l’acte 4 des gilets jaunes le 8 décembre 2018.

La Commission pointe d’abord le recours systématisé à la procédure de comparution immédiate, actant que « la quasi-totalité des personnes condamnée ont été mises en garde à vue le samedi et déférées en comparution immédiate le lundi ». Selon le rapport, seule une personne sur dix a demandé le renvoi de son affaire afin d’avoir du temps pour préparer sa défense.

« De façon classique, la crainte de la détention provisoire encourue en cas de report d’audience est fortement dissuasive. »

Des jugements sur l’intention plus que sur les faits

L’une des plus-values de ce rapport tient à l’étude des chefs d’accusation sur-représentés lors des procès des « gilets jaunes ». La Commission révèle ainsi que dans un tiers des cas étudiés, les manifestants sont poursuivis pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences » – légalement défini dans le Code pénal comme « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens » et dont l’infraction est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

« Elle est l’unique motif de poursuite dans dix des cas observés, alors que cette infraction est l’une des moins graves du Code pénal », note le rapport.

Cette infraction se base surtout sur une intentionnalité d’actes non commis, puisque le juge doit présumer, en fonction du contenu d’un sac, de la proximité avec une personne détentrice d’une arme, ou d’une simple attitude, de la dangerosité ou de l’intention de l’auteur de passer à l’acte.

Graphique tiré du rapport

Le délit avait été inscrit dans la loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public. La circulaire précisant : « les dispositions de droit pénal de cette loi ont pour objet de permettre une meilleure répression de ces nouvelles formes de délinquance que constituent les violences de groupe, qu’elles soient commises sur la voie publique, dans les enceintes scolaires ou lors des manifestations sportives. »

Mais Lyon ne fait pas figure d’exception. A Montpellier, la Ligue des Droits de l’Homme notait dans un rapport basé sur des audiences du 29 décembre 2018 au 18 mars 2019, que ce chef d’accusation représentait 63% des infractions.

Autre infraction fréquemment poursuivie : celle de « dissimulation du visage ». Si ce n’est pas la plus représentée, il faut rappeler que le délit de dissimulation lors d’une manifestation sur la voie publique a été créé dans le cadre de la loi dite « anticasseurs » ou « antimanifestation » adoptée le 10 avril 2019. Ce délit fait encourir un an de prison et 15 000 euros d’amende.

« En cumulant les condamnations pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences et pour « dissimulation du visage, on constate qu’elles regroupent 42% des 97 infractions poursuivies. En d’autres termes, 4 infractions sur 10 correspondent à des motifs de poursuite qui n’existaient pas il y a dix ans », souligne le rapport.

A noter que les personnes condamnées cumulent généralement plusieurs chefs d’accusation puisque le rapport s’appuie sur 97 infractions pour seulement 57 condamnations.

Mise en place de la banderole de tête de la manif nationale des "gilets jaunes" à Lyon. ©NM/Rue89Lyon
Mise en place de la banderole de tête de la manif nationale des « gilets jaunes » à Lyon le 11 mai 2019. ©NM/Rue89Lyon

Sévérité des peines prononcées contre les « gilets jaunes »

Au total, selon les chiffres que nous avons pu obtenir auprès du parquet de Lyon, en un an 303 « gilets jaunes » ont été placés en garde à vue, et 149 personnes ont été déferrées au parquet pour des poursuites judiciaires – soit les affaires considérées comme les plus urgentes.

Nous n’avons pu obtenir le détail de ces données que pour les « gilets jaunes » arrêtés et jugés entre le début des manifestations et le 19 avril 2019. Sur cette période, la police a procédé à 257 gardes à vue (dont 24 mineurs) :

  • 31 procédures ont été classées sans suite
  • 38 alternatives aux poursuites ont été proposées (rappel à la loi, stage de citoyenneté, réparation financières des dommages, médiation pénale, interdiction de se rendre dans un lieu)
  • 188 poursuites engagées dont 122 (majeurs et mineurs) déferrés directement devant le procureur. Un déferrement impliquant soit l’ouverture d’une information judiciaire devant un juge d’instruction, soit un renvoi devant le tribunal correctionnel ou, situation la plus fréquente dans le cas des « gilets jaunes », en comparution immédiate.

Parmi eux, 83 « gilets jaunes » sont ainsi déjà passés au tribunal sur cette période. 3 relaxes ont été prononcées contre 80 condamnations :

  • 25 peines de prison ferme – dont 9 avec mandat de dépôt les conduisant immédiatement en prison à la sortie de l’audience. Les autres manifestants condamnés à des peines de prison ferme inférieures à deux ans sont théoriquement convoqués chez le Juge d’application des peines, qui peut alors aménager la peine de prison en semi-liberté, bracelet électronique, placement extérieur, ou convertir la peine en jours amendes ou en travail d’intérêt général. Nous n’avons pas pu récupérer ces données.
  • 35 peines de prison avec sursis
  • 20 peines autres (notamment des travaux d’intérêt général ou des amendes)

Zoom sur 57 cas

Dans son rapport, la Commission d’enquête populaire a, quant à elle, étudié 57 condamnations de décembre 2018 à novembre 2019, dont 18 à de la prison ferme, 27 à de la prison avec sursis (8 sont assorties d’une peine de travail d’intérêt général) et 12 autres ayant écopé de peines de travaux d’intérêt général (de 35 à 125 heures) ou d’amendes/dommages et intérêts, pour des montants atteignant 1300 euros.

En moyenne, les peines de prison (fermes et avec sursis confondues) s’élèvent à un peu moins 6 mois. La réponse pénale semble d’autant plus sévère que 4 manifestants sur 5 avaient un casier judiciaire vierge avant cette première condamnation.

De plus, le rapport pointe que depuis janvier, les condamnations sont très souvent assorties d’une interdiction de manifester ou de se rendre à Lyon et à Paris. Celles-ci sont parfois prononcées pour des périodes allant jusqu’à 3 ans. A titre d’exemple, un homme de 52 ans, condamné à trois mois de prison ferme et interdiction de manifester à Lyon et à Paris pendant un an pour avoir détruit un distributeur bancaire et avoir un marteau dans son sac ; ou encore un auxiliaire de vie condamné à six mois avec sursis et interdit de se rendre à Lyon les week-end pendant six mois, et interdit de manifestation à Lyon et Villefranche pour la même durée, pour outrage et jets de pierres.

« Sur 57 personnes, 31 ont été condamnées à ces peines complémentaires à Lyon. (…) Pour mémoire, de 1995 à octobre 2018, seules 33 personnes ont été condamnées [en France] à une peine complémentaire d’interdiction de manifester », note le rapport (chiffres tiré d’un communiqué du Syndicat des Avocats de France).

Une politique revendiquée par le parquet de Lyon, qui confirme en ce mois de novembre 2019 :

« S’agissant des majeurs, la voie de la comparution immédiate est privilégiée et le parquet s’attache à requérir au-delà des peines d’emprisonnement avec ou sans sursis des interdictions de manifester lorsque cette peine complémentaire est encourue. (…) Par ailleurs, le faible taux de relaxe me parait révéler la qualité du dispositif de police judiciaire et des investigations conduites par les enquêteurs de la sûreté départementale. »

Pourtant, au sein de la Commission on rappelle que pour au moins 3 des 4 seuls cas de relaxe, le parquet de Lyon a fait appel (l’information manquant pour la dernière).

« La liberté de manifester n’est pas la liberté de casser »

Interrogé par Rue89Lyon, le parquet de Lyon assume cette politique répressive :

« Le fort taux de déferrement (à hauteur de 65% des poursuites) s’inscrit dans le cadre d’une politique pénale consistant à déférer toute personne impliquée dans des faits de violences ou de dégradations commises lors des manifestations qu’il s’agisse de majeurs ou de mineurs ; [il s’agit de donner une] réponse ferme et déterminée à des faits qui sont inacceptables dans une société démocratique : la liberté de manifester n’est pas la liberté de casser. Enfin il s’agit également de protéger ceux qui veulent manifester pacifiquement. »

L'utilisation des caméras embarquées par les forces de l'ordre s'est confirmée lors de l'Acte XI des "Gilets Jaunes" samedi 26 janvier 2019. ©MG/Rue89Lyon
L’utilisation des caméras embarquées par des policiers porteurs de LBD lors de l’Acte XI des « gilets jaunes » à Lyon
©MG/Rue89Lyon

Quel traitement des plaintes contre la police ?

Le rapport de la Commission d’enquête populaire effectue pour sa part un parallèle entre la réponse pénale apportée aux infractions commises par les « gilets jaunes »,  et celle réservée aux forces de l’ordre mises en cause dans des actes de violence :

« Ce qui est certain, c’est que nous n’avons pas connaissance de l’ensemble des plaintes déposées par des « gilets jaunes » contre des policiers suite à des violences. A Lyon, la Commission en a recensé moins de dix, car les manifestants craignent de porter plainte, ou pensent que cela ne servira à rien. Et de fait, toutes ont été classées sans suite, même en cas de violence de grande ampleur. »

Lors de la réunion publique organisée le mardi 19 novembre à la Bourse du Travail par cette Commission, un manifestant témoignait :

« J’ai eu 40 jours d’ITT – incapacité totale de travail – suite à un tir de LBD dans le mollet gauche – le même jour que Thomas, ce manifestant grièvement blessé au visage. Ça m’a fracturé le péroné mais ma plainte a été classée sans suite. Je compte bien contester ce classement. »

Même sort pour Thomas : sa plainte a été également classée sans suite alors que pour lui et d’autres témoins que nous avions interrogés, il a été victime d’un tir tendu de grenade lacrymogène (lire notre enquête). Ensemble, ils ont créé avec d’autres victimes de tirs de LBD le collectif Dévisageons l’Etat.

Interrogé, le Parquet de Lyon n’a transmis aucun élément sur les enquêtes en cours ou les raisons des classements sans suite.

Thomas photographié le jeudi 14 mars, six jours après avoir reçu le tir. ©DR
Thomas photographié le jeudi 14 mars 2019, six jours après avoir reçu le tir de la police. ©DR

« la continuité d’une violence d’Etat contre les gilets jaunes »

Le rapport se conclut sur une analyse politique, la réponse judiciaire considérée comme « la continuité d’une violence d’Etat » étendue et dépendantes des directives gouvernementales.

« La ministre de la Justice a annoncé le 2 décembre 2018, lors d’une visite à la permanence du parquet de Paris, que deux tiers des personnes placées en garde à vue seraient jugées dans le cadre de la comparution immédiate. »

Aujourd’hui en France, selon le Code pénal, les « infractions politiques » ne peuvent pas être traitées en comparution immédiate. Pour les militants revendiquant un caractère et une intentionnalité intimement politiques de leurs actes parfois violents lors des manifestations, le fait de recourir à des chefs d’accusation de droit commun revient à refuser de les reconnaître comme des pratiques politiques.

« En d’autres termes, c’est délégitimer et criminaliser l’expression d’opinions politiques contestataires », clôt le rapport.

> Le rapport de la « Commission d’enquête populaire contre les violences policières et la répression » est consultable sur le site de la Ligue des Droits de l’Homme du Rhône. 

 


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