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Conversation avec Alexis Jenni, juré du concours de nouvelles de Rue89Lyon

[Entretien] Avec « Féroces infirmes », paru au début de l’année 2019, Alexis Jenni plonge de nouveau dans l’histoire de la guerre d’Algérie, obsession et source d’inspiration inépuisable, tout comme il renoue avec le souffle du roman qui lui a valu un prix Goncourt en 2011 (L’Art français de la guerre).

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Alexis Jenni est juré du concours de nouvelles de Rue89Lyon. ©Antonin Jenni

C’est la fresque historique, le traité militaire, le questionnement philosophique qui nourrissent cette fois encore le récit. Le propos est ambitieux, évitant manichéisme et facilités, portant sur la société française telle qu’elle vacille, juchée sur son histoire.

Au travers de l’histoire de Jean-Paul, soldat pendant la guerre d’Algérie qui s’engagera au sein de l’OAS (organisation politico-militaire terroriste visant à conserver la colonie française), jeune homme vivant à Villeurbanne puis vieillard en chaise roulante soigné par son fils dans les barres de la Duchère, Alexis Jenni tente entre autres une explication du racisme. Les ponts entre les différentes époques non seulement structurent le récit mais donnent au sujet une profondeur complexe.

Alexis Jenni fait partie du jury du concours d’écriture que Rue89Lyon a lancé cet été, intitulé « Lyon, des nouvelles de 2050 ». L’occasion d’un brin de causette avec cet auteur abondant, que Lyon aime à présenter comme sien. Sur la ville de demain, les craintes et fantasmes qu’elle suscite, sur les quartiers de Lyon qui font une partie des décors de « Féroces infirmes » et sur les projets d’écriture en cours…

« Le succès d’une ville nouvelle ne dépend pas que de son architecture, mais aussi des axes de circulation, de possibilités d’emploi, voire des représentations… »

Rue89Lyon : Dans “Féroces infirmes”, certains lieux de l’agglomération de Lyon jouent des rôles structurants pour le récit. On passe de La Duchère, avec le duo formé à notre époque par le père et son fils, à cet étonnant quartier des Gratte-Ciel, à Villeurbanne, soixante ans en arrière, pour le récit de la jeunesse du père.

Ce sont des quartiers qui ont été entièrement conçus à l’aune d’une utopie architecturale et sociale. Est-ce que ce projet social a échoué selon vous ?

Alexis Jenni : La caractéristique de ces deux quartiers est qu’ils ont été pensés, bien pensés même, de façon à être chacun, à son époque (1934 et 1962), une ville de demain. L’un apparaissait comme une perspective futuriste dans le Villeurbanne industriel et déstructuré, l’autre comme une solution à la ville engorgée, polluée, surpeuplée des années 50. D’un côté et de l’autre on croyait aux vertus de la lumière, de l’espace, de l’air…

Les Gratte-Ciel fonctionnent toujours, rénovés plusieurs fois, ils sont le centre ville identifiable de Villeurbanne, mais il est certain que ce rôle central et symbolique a fait beaucoup pour son succès. La Duchère, plus excentrée, beaucoup moins urbaine au sens classique du terme, a vécu un âge d’or conforme au projet dans les années 60/début 70, puis s’est dégradée et paupérisée.

Le succès d’une ville nouvelle ne dépend pas que de son architecture, mais aussi des axes de circulation, de possibilités d’emploi, des commerces, voire des représentations… La rénovation actuelle ouvre une nouvelle histoire à ce quartier, toujours très vivant. Je n’en ai pas parlé dans mon livre, qui est un… roman.

On est à la veille d’échéances électorales locales. Jusqu’à quel point le politique devrait-il revoir sa construction de la ville ? Qui tient le rôle principal dans l’agencement de la cité, selon vous ?

Déjà que je ne crois pas à la main invisible du marché en économie, en urbanisme encore moins. Si on veut une ville qui ressemble à quelque chose, qui fonctionne, qui soit efficace et dans laquelle il fait bon vivre, il faut que le politique intervienne, et qu’elle soit pensée, tout à la fois à court et à long terme.

Vous êtes juré dans le concours d’écriture de Rue89Lyon, « Lyon, des nouvelles de 2050 » (merci encore !). La métropole puissante, la ville de demain, ce sont des formules utilisées comme autant de slogans politiques. Qu’est-ce que l’on peut craindre ou encore espérer pour les années à venir, dans ces territoires très urbains ?

De toutes façons, demain on aura la ville de demain… Mais laquelle ? Ce qu’on peut craindre, c’est le développement anarchique dû au laisser faire, c’est le développement des inégalités, et la polarisation des villes entre quartiers riches et quartiers pauvres qui n’auraient plus de liens entre eux, c’est la coexistence sans contact de plusieurs villes, c’est la dégradation de services de fourniture d’eau et d’énergie, la dégradation des transports.

Quand on voit les mégalopoles qui se développent dans les pays émergents, on voit à l’œuvre tous ces problèmes, qui font qu’une ville, alors qu’elle devrait être un accélérateur économique et culturel, s’engorge, gaspille ses forces, s’autodétruit.

Circulation chaotique, pollution, surpopulation, mauvaise gestion de l’eau, des déchets, de l’énergie, perte de la forme urbaine : la ville sans contrôle et sans projet s’engorge et s’autodétruit.

Alexis Jenni est juré du concours de nouvelles de Rue89Lyon. ©Antonin Jenni
Alexis Jenni est juré du concours de nouvelles de Rue89Lyon. ©Antonin Jenni

Votre intérêt pour la guerre d’Algérie vous rend quasi spécialiste de la période. Vos recherches en la matière sont dantesques ; on vous invite dans les colloques et les réunions dédiés comme si vous étiez un “auteur algérien”. Cela vous semble étonnant ou normal ?

Quel rapport avez-vous avec ce pays qui est peut-être aujourd’hui en train d’emprunter un virage historique ?

Ce pays me touche, pour des raisons que je n’identifie pas exactement, il est pour moi pas tout à fait un pays étranger, une sorte de pays cousin. Je n’ai aucune attache familiale avec ce pays, rien d’autre qu’une découverte à l’aventure au milieu des années 80, et peut-être d’avoir vécu à la Guillotière.

L’histoire complexe de l’Algérie me passionne, et il me semble que l’on ne peut pas comprendre la France contemporaine sans sa part méditerranéenne hélas mise de côté, à la fois la colonie, la guerre, et les liens permanents entre nos deux pays.

Un slogan pro Algérie française disait : « La Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris », et bien, il y a toujours un peu de vrai, sans remettre en cause la nécessaire indépendance de l’Algérie. Nous sommes liés, on ne peut rien y faire…

« J’ai fait de ce personnage un écrivain de polar, le Dashiell Hammet de Bab el oued »

Dans « Féroces infirmes », un militant de l’OAS “initie” l’un des deux personnages principaux du roman, Jean-Paul, et il s’avère que ce membre actif est par ailleurs écrivain. C’est particulièrement cocasse : il écrit des récits policiers et le moins qu’on puisse dire de lui est qu’il a une envie pressante d’aventure. C’est aussi ça la tentation du terrorisme et du fascisme : le romantisme, l’emphase et l’aventure ?

Je me suis inspiré des vrais « penseurs » de l’OAS. Je mets des guillemets parce que quand on lit ce qu’ils écrivaient, on reste un peu perplexe devant leur manque de sens politique. Je comprends totalement la souffrance des Pieds-noirs, mais les dirigeants de l’OAS n’étaient carrément pas à la hauteur du problème.

Alors j’en ai fait un écrivain de polar, le Dashiell Hammet de Bab el oued, charmant et inconséquent, plein de rêveries, de force et de courage, mais à la fin ça tue des gens de façon sordide.

Le terrorisme, le fascisme sont des idéologies pour jeunes gens qui rêvent de brutalité, de violence, d’aventures… penchants naturels des jeunes garçons, récupérés par des hommes plus âgés et plus cyniques qui veulent en faire un instrument politique.

« Prendre la parole a été une longue conquête puisque j’étais un enfant assez muet et un adolescent bègue »

Vous avez signé un autre livre paru en 2019 : “Prendre la parole”. Comment ce projet est-il né ?

C’était une demande des éditrices du Sonneur, qui éditent une collection « Ce que la vie signifie pour moi ». En y pensant, je me suis dit que c’était la parole, prendre la parole, qui donnait sens à la vie, à ma vie en tous cas, et que ceci a été une longue conquête puisque j’étais un enfant assez muet, et un adolescent bègue.

Je raconte ça et réaffirme ma confiance en la parole, en la parole partagée et continue, qui est la vie même.

« Avec Boris Tavernier, nous enquêtons sur les groupements d’achats de produits alimentaires, tous ceux qui partout en France s’auto-organisent pour contourner l’agro-industrie et la grande distribution »

Enfin, une question portant sur des projets à venir. Vous avez co-réalisé le livre très original et assez génial, “Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs”. Vous menez en ce moment un nouveau projet avec Boris Tavernier, entre le journalisme de longue haleine, le récit sociologique… Pouvez-vous nous en parler ?

Boris Tavernier est le directeur de l’association Vrac, qui vend des produits alimentaires bio et locaux, à très bas prix dans les cités (utilisons un mot simple) d’abord autour de Lyon, et maintenant dans plusieurs grandes villes. Nous avions fait un livre collectif (Femmes d’ici, cuisine d’ailleurs, Albin Michel) autour de la cuisine de quinze femmes de ces cités, issues de l’immigration qui, autour d’un plat qu’elles nous on préparé, ont fini par nous raconter leur vie, toute l’histoire de leur venue en France.

Le projet suivant, avec ce même Boris, est d’enquêter sur les groupements d’achats de produits alimentaires, tous ceux qui partout en France s’auto-organisent pour contourner l’agro-industrie et la grande distribution, soit par principe politique, sait par manque de moyens.

Nous découvrons tout un monde de l’initiative locale, qui lutte contre la précarité et invente des liens économiques et sociaux plus égalitaires et plus durables. La cuisine est politique, et aussi une merveilleuse source de récits…

« Féroces infirmes », Gallimard, 320 p., 21 €.

« Prendre la parole », Les Editions du Sonneur, 11 €.

Le règlement du concours « Lyon des nouvelles de 2050 ».


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