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Toumi Djaïdja aux élèves des Minguettes : « Je voudrais vous donner envie de marcher »

Ce jeudi 20 mai, les élèves du lycée Jacques Brel de Vénissieux, en banlieue de Lyon, ont rencontré l’historien Yvan Gastaut, spécialiste de l’immigration, et Toumi Djaïdja, figure bien connue des Minguettes et à l’initiative de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Reportage.

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Minguettes Marche

Le 20 juin 1983, le jeune Toumi Djaïdja, 19 ans, est douloureusement entré dans l’histoire. Ce jeune habitant des Minguettes, un quartier de Vénissieux, en banlieue est de Lyon, était déjà connu pour son engagement contre le harcèlement policier que lui et les autres jeunes du quartier subissaient.

Tard dans la nuit de ce 20 juin 1983, un énième affrontement oppose de jeunes habitants du quartier aux forces de l’ordre. Alors qu’un jeune homme est aux prises avec un chien policier, Toumi Djaïdja s’interpose. L’agent de police lui tire dessus, à bout portant. Le jeune homme est immédiatement hospitalisé, entre la vie et la mort. Sur son lit d’hôpital, c’est lui qui lance l’idée d’une marche pacifique avec le père Christian Delorme.

Une fois remis sur pied, il organise avec d’autres cette grande Marche pour l’égalité et contre le racisme (plus connue sous le nom de Marche des Beurs), qui partira de Marseille le 15 octobre suivant, direction Paris.

Toumi Djaïdja face aux élèves des Minguettes

Plus de 30 ans après cette triste soirée de juin, Toumi Djaïdja revient dans son quartier d’enfance pour échanger avec les élèves du lycée Jacques Brel, à l’entrée du plateau des Minguettes. A ses côtés, l’historien Yvan Gastaut, spécialiste de l’immigration. Ce dernier préside le comité chargé par le président de la République de proposer une liste de noms de personnalités issues de l’immigration pour rebaptiser certaines rues et monuments de France.

Parmi les noms retenus, celui de Gisèle Halimi, de Slimane Azem, de Jackson Richardson ou encore de Toumi Djaïdja. Rencontre entre deux générations liées par une mémoire commune, ancrée aux Minguettes.

Minguettes Marche beurs Toumi Djaïdja
Toumi Djaïdja et Yvan Gastaut face aux élèves du lycée Jacques Brel, à Vénissieux, le 20 mai 2021.Photo : OM/Rue89Lyon

Les Minguettes, des « habitats tout confort » aux « banlieues difficiles »

« Moi qui ne connaît pas la région lyonnaise, lors de mes recherches j’ai toujours entendu parler de Vénissieux, des Minguettes, qui ont longtemps été représentées comme étant des quartiers difficiles, attaque Yvan Gastaut. Mais lorsque les grands ensembles des Minguettes ont été construits, dans les années 50 et 60, ils représentaient pour vos grands-parents l’horizon possible d’une vie meilleure. »

L’historien montre aux élèves perplexes des photographies de l’époque. Encadrés par leurs enseignants, eux-mêmes ont pris en photo leur quartier, immense jardin de béton et d’asphalte. Si plusieurs tours ont été détruites depuis les années 60, il en reste aujourd’hui suffisamment sur le plateau des Minguettes pour voir qu’elles sont restées dans leur jus.

Seuls les pull-overs et les chemises portées par les habitant·es de l’époque diffèrent des jeans déchirés, survêtements et baskets des adolescents d’aujourd’hui.

A l’époque, ces grands ensembles représentaient le nec plus ultra du confort et de la modernité et n’étaient pas destinés à accueillir une population immigrée. Les années passant, les travailleurs qui en ont eu les moyens ont quitté le quartier. Les familles les plus modestes, elles, sont restées. Les Italiens, Portugais et Espagnols du début ont peu à peu laissé la place à des habitant·es d’origine maghrébine, toujours là aujourd’hui. Dans les années 70, poursuit l’historien, les habitations ont commencé à se dégrader et l’éloignement du centre et des équipements publics de Lyon à se faire sentir :

« Au début des années 80, la banlieue devient un mot qui fait peur et le thème de l’immigration prend de plus en plus de place dans la société française. »

Minguettes Marche
Ville dans la ville, le plateau des Minguettes (146 hectares) compte 23 000 habitants, soit un gros tiers de la population de VénissieuxPhoto : HP

Beurs, maghrébins, immigrés… Les enfants de ces travailleurs venus s’installer dans les grands ensemble, nés sur le sol français, souffrent de ne pas être considérés au même titre que les jeunes Français du même âge dont les parents ne sont pas immigrés. Dans les années 1980, le racisme sévit et des expéditions punitives ont même lieu, explique Yvan Gastaut :

« Des groupuscules allaient dans les grands ensembles pour tuer des Arabes. On appelait ça des ratonnades, parce que le terme insultant pour qualifier les Arabes était « raton ». Il y avait un racisme anti-arabe très fort, et le problème n’est pas réglé aujourd’hui. »

Sagement assis sur leurs chaises, même les élèves qui commençaient à gigoter se figent. L’historien passe un extrait du journal télévisé de l’époque. Un jeune homme élancé, une épaisse tignasse sur le crâne, répond laconiquement aux questions du journaliste sur fond de tours de béton. C’est Toumi Djaïdja, dans les années 80. Les regards se tournent vers le Toumi Djaïdja d’aujourd’hui, au crâne lisse et aux petites lunettes carrées. Du jeune homme à l’écran, il a gardé un air timide et un regard rêveur.

La Marche pour l’égalité et contre le racisme, ou le choix de la non-violence

Avant de visionner le film La Marche, qui retrace l’histoire de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, presque aucun de ces lycéens n’avait entendu parler de ces événements, explique leur enseignante, Mme Khadraoui :

« J’ai été très étonnée, ils ne connaissaient absolument pas. Ils ont été très admiratifs et ont fait de nombreux parallèles avec le contexte actuel, avec George Floyd et Adama Traoré. Beaucoup ont dit que la situation était toujours catastrophique, et qu’il faudrait refaire une marche. »

C’est la question posée silencieusement tout au long de cette rencontre : face au racisme, que faire ? Toumi Djaïdja plonge dans ses souvenirs et raconte la genèse de cette marche historique. Lui qui venait de recevoir une balle dans le ventre a aussitôt fait le choix de la non-violence en organisant cette Marche pour l’égalité et contre le racisme.

« J’étais en mesure d’avoir de la haine. On a tenté de me tuer alors que je portais secours à quelqu’un. Mais je n’ai pas trouvé la force d’avoir de la colère ou de la haine. Je pourrais vous parler de plein de choses qui sapent le moral, je pourrais vous donner des sueurs froides, mais à quoi ça servirait ? J’ai envie de vous donner envie de marcher, de faire de ce pays un pays où les générations suivantes pourront trouver leur place de manière harmonieuse. »

C’est avec cet état d’esprit que le jeune Toumi Djaïdja et d’autres, aux Minguettes, ont décidé de rejoindre Paris depuis Marseille. Soit environ 1300 kilomètres. A leur arrivée à Paris, le 3 décembre 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme s’est transformée en un cortège réunissant des dizaines de milliers de personnes. Une délégation a été reçue par le président de la République de l’époque, François Mitterrand.

Mohamed, technicien de laboratoire au lycée Jacques Brel, a grandi et vit toujours aux Minguettes. Il était présent à l’arrivée de la marche à Paris. Avec un large sourire, il se souvient de l’émotion et de la vague d’espoir qu’il a ressenties ce jour-là :

« J’ai grandi dans la tour en face de celle de Toumi. En 1983, j’avais 20 ans. Je travaillais en Bretagne quand j’ai rejoint la Marche pour l’égalité et contre le racisme à Paris. Il y avait du monde partout ! Je me suis dit « enfin, c’est la fin de l’apartheid ». Et puis on s’est bien faits entuber par Mitterrand. »

« Qu’en est-il de l’après-marche ? Où en est le racisme aujourd’hui ? »

Slimane, 17 ans, en classe de Terminale, pose la question que tout le monde a en tête :

« Qu’en est-il de l’après-marche ? Où en est le racisme aujourd’hui ? »

Pour Toumi Djaïdja, la réponse au racisme tient en un mot : l’empathie. A grand renfort de belles phrases et de dictons, l’homme expose aux lycéens la voie qu’il a choisie et qu’on pourrait résumer par ce passage bien connu de la Bible : « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. »

Cette position est difficile à avaler pour les adolescents, qui s’agitent sur leurs chaises. Sous ses lunettes, Slimane hausse des sourcils perplexes. A côté de lui, son ami Rayane tente d’enfoncer le clou :

« Les actes racistes sont moins nombreux aujourd’hui mais ne trouvez-vous pas qu’ils sont plus violents ? Pour George Floyd par exemple, les collègues du policier savaient qu’il était raciste. Pourquoi n’ont-ils pas agi plus tôt ? On oublie et on ne fait rien jusqu’à ce qu’un autre acte soit commis. »

L’initiateur de la Marche pour l’égalité et contre le racisme arrête aussitôt l’adolescent : il ne s’aventurera pas sur le terrain des forces de l’ordre. Pour lui, il ne faut pas mettre tous les policiers dans le même sac. Rayane fronce les sourcils, visiblement pas satisfait par cette réponse.

Minguettes Marche
Affiche réalisée par les élèves du lycée Jacques Brel.Photo : OM/Rue89Lyon

« Je ne tourne pas le dos aux policiers »

De son côté, Mohamed secoue la tête devant la position de Toumi Djaïdja, qu’il estime relever de l’« angélisme ». Âgé de 18 ans en 1981, comme Toumi Djaïdja, il se souvient du climat pesant de l’époque. Si l’ambiance est meilleure aujourd’hui, le passé a laissé des traces indélébiles.

« Dans les années 70-80, les mamans étaient très angoissées, raconte-t-il. Il y avait une personne blessée ou tuée par la police par semaine et des contrôles à répétition. Il y a eu de l’amélioration depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme, on croise des gens bacheliers dans le quartier et les rapports avec la police sont un peu meilleurs. Mais je ne tourne pas le dos aux policiers quand même. »

Slimane, 17 ans, qui habite aux Minguettes depuis toujours, est partagé sur l’héritage laissé par cette Marche emblématique.

« Il y a eu du positif et du négatif depuis les années 1980, mais comme toujours c’est le négatif qui l’emporte. Socialement parlant, il y a eu une évolution rapide. A Vénissieux, on est l’une des communes qui a le plus d’équipement public, d’accompagnement social, des associations, des transports en commun… Mais il y aussi une grosse hypocrisie de l’État qui ne met pas les moyens qu’il pourrait. Quand tu es habitant, tu subis. Moi, je les vois les échecs scolaires et la délinquance qui suit. »

L’adolescent se félicite de cette rencontre avec Toumi Djaïdja et Yvan Gastaut. Il espère que chaque année, toutes les classes du lycée puissent faire cette expérience qu’il juge nécessaire.

Toumi Djaïdja entend bien faire porter son message de non-violence et d’empathie aux adolescents assis en face de lui. Il espère que certain·es d’entre eux, peut-être, se mettront à leur tour à marcher pour une France qui saura leur faire une place.


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