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Mai 68 à Lyon : de quoi est mort le commissaire Lacroix ?

C’est l’un des tournants de Mai 68 : la mort du commissaire René Lacroix, lors de la seule nuit d’affrontements entre manifestants et force de l’ordre aux cordeliers et sur le Pont Lafayette, à Lyon.

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Vue prise en mai 1970 à proximité du Palais de justice de Lyon, au niveau du numéro 16, rue de la Bombarde, Lyon 5e. Inscription(s) sur l'image : "Raton / Munch / Innocents !" CC Georges Vermard/Fonds Georges Vermard/BM Lyon

Le débat est toujours ouvert sur les causes précises de sa mort. 

La nuit lyonnaise des barricades

L’après-midi du 24 mai, une nouvelle manifestation est organisée jusqu’à la place des Célestins. Mais certaines organisations étudiantes ont un autre objectif : marché sur la préfecture afin de provoquer un affrontement avec la police.
Vincent Porhel, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Lyon 1 explique :

« Le but avoué par les militants du Mouvement du 22 mars était de desserrer l’étau des forces de l’ordre à Paris, en s’attaquant à la police ailleurs en France. »

Après les premières échauffourées vers 19h, la manifestation se retrouve scindée en deux, de chaque côté du pont Lafayette. Des barricades sont érigées des deux côtés. Sur la rive droite, aux Cordeliers, se déroule une véritable bataille rangée entre les gardes mobiles massées au milieu du pont Lafayette et les manifestants, en majorité étudiants, qui veulent percer le cordon des forces de l’ordre.

« Il y avait une de la fumée et un bruit invraisemblable. Une atmosphère d’émeute comme ‘en ai jamais retrouvé depuis », se rappelle Claude Burgelin, assistant à la faculté des lettres en Mai 68.

Un camion volé et lancé contre les forces de l’ordre

Des étudiants décident alors de voler un camion sur un chantier et de le ramener à l’entrée du pont.  En coinçant l’accélérateur, ils lancent le camion contre les forces de l’ordre. Certains grimpent dans la benne pour jeter des projectiles, d’autres se protègent derrière pour profiter de la percée. Il est environ 23h30. Une heure plus tard, les radios annoncent la mort du commissaire Lacroix, écrasé par un camion. Après encore plusieurs affrontements avec les gardes mobiles, les manifestants se dispersent en pillant les Galeries Lafayette et le Grand Bazar.

« Au petit matin, il y a eu des rafles un partout, se souvient Robert Daran, qui a couvert les événements pour RTL. Les gros bras du service d’ordre de la CGT arrêtaient même des types manu militari et les emmenaient à l’Hôtel de Police! ».

Dans le livre « 68, une histoire collective », l’historienne Michelle Zancarini-Fournel parle d’une ville « sous le choc » :

« La population défile toute la journée en déposant des fleurs à l’endroit où le commissaire a trouvé la mort. (…) Perquisitions, arrestations et déclarations alarmantes du préfet de région se multiplient dans les jours qui suivent et provoquent l’affolement de la population ».

La mort de ce commissaire marque le basculement de l’opinion publique du côté de l’ordre gaulliste.

Après la fermeture de la fac de lettres, en juin, deux trimards (jeunes marginaux de l’époque), Michel Raton et Marcel Munch, sont arrêtés et inculpés de la mort du commissaire Lacroix.

Michel Raton. Avec Marcel Munch, il a été accusé d’avoir lancé le camion fou contre les gardes mobiles en 1968.

Un procès à rebondissement


Les passions de Mai 68 sont à peine retombées que débute le procès de Munch et Raton devant les assises du Rhône, le 22 septembre 1970. La thèse du commissaire écrasé par un camion semble admise par tous, si bien que les débats portent uniquement sur la question de savoir si Munch et Raton ont lancé le camion contre les forces de l’ordre.

Mais au dernier jour du procès, coup de théâtre : l’interne de l’Hôpital Edouard Herriot, qui s’est chargé du commissaire Lacroix, demande à témoigner. Nous l’avions rencontré en 2008, il nous racontait :

« J’ai entendu à la radio qu’on parlait de l’ouverture du procès du camion fou qui avait écrasé le commissaire. Je me suis dit ce n’est pas vrai. Je me suis présenté au tribunal et j’ai témoigné le jour même. Le soir du 24 mai, j’étais en charge des urgences. Le commissaire venait d’avoir un infarctus. C’est en lui faisant un massage cardiaque, que je lui ai cassé plusieurs côtes. Sur les électrocardiogrammes, on doit voir qu’il est mort d’un infarctus mais ces preuves ont disparus ».

Un débat s’engage alors entre l’interne et les deux médecins légistes qui ont réalisé l’autopsie. Pour eux, il s’agit bien d’un écrasement thoracique qui ne peut être causé par la réanimation. L’avocat de Michel Raton, François La Phuong est catégorique :

« Ce témoignage de l’interne et la faiblesse de l’accusation concernant Munch et Raton ont fortement pesé dans le verdict des jurés ».

Quelques instants de délibération suffisent : acquittement.

Vue prise en mai 1970 à proximité du Palais de justice de Lyon, au niveau du numéro 16, rue de la Bombarde, Lyon 5e. Inscription(s) sur l'image : "Raton / Munch / Innocents !" CC Georges Vermard/Fonds Georges Vermard/BM Lyon
« Raton / Munch / Innocents ! » Vue prise en mai 1970 à proximité du Palais de justice de Lyon, au niveau du numéro 16, rue de la Bombarde, Lyon 5e.  CC Georges Vermard/Fonds Georges Vermard/BM Lyon

Dans la mémoire collective, le commissaire reste « mort écrasé par un camion »

Pour de nombreuses personnes, le témoignage de l’interne parait suspect. Robert Daran de RTL doute toujours :

« Tous les médias ont rendu compte de la mort du commissaire en disant qu’il avait été écrasé par un camion. La France entière était au courant. Pourquoi s’est-il tu pendant deux ans ? Pourquoi le jour du procès, il se remet à écouter la radio ? »

L’enseignant Claude Burgelin, qui a témoigné au procès, a été convaincu :

« La version de l’interne est fondamentalement la bonne. Fils du proviseur du lycée du Parc, il venait de l’établissement lyonnais. On sentait qu’il prenait sur lui. Il ne chercher nullement à frimer ».

Le docteur Paul Grammont, 38 ans après le procès, se défend toujours :

« Au moment des faits, je n’ai pas su comment ça avait été retranscrit dans la presse ».

Et il ajoute :

« Après mon témoignage, les HCL ont cherché à me rayer des effectifs. Heureusement, j’ai été soutenu par mes supérieurs directs. Si j’avais su que j’allais subir de telles pressions, je ne serais pas allé témoigner ».

Malgré les explications de l’interne, une seule thèse domine, celle du « commissaire Lacroix écrasé par un camion chargé de pierres ».

Un ancien manifestant témoigne 40 ans après

En 2008, Daniel Véricel, un militant de la CFDT et du PSU de l’époque a souhaité également témoigné :

« Au moment où le camion fou a été lancé, j’étais aux avant-postes pour jeter des projectiles sur les gardes mobiles. J’ai vu ce camion envoyé de derrière. Il a foncé tout droit puis a calé devant la première rangée de forces de l’ogre. La pierre sur l’accélérateur avait certainement sauté. Immédiatement, les flics ont réagi en nous chargeant. Quand j’ai appris par la radio qu’un commissaire avait été écrasé par un camion, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un autre camion. »

Il n’est pas allé témoigner au procès de Munch et Raton. Il faut dire qu’aucun manifestant ne l’a fait. Et pour cause, tous ceux à proximité du camion ce soir-là pouvaient rapidement passer du statut de témoin à celui de coupable idéal.

« Le commissaire Lacroix a bien été violemment heurté par le camion fou »

L’écrivain, comédien et réalisateur Jean Kergrist était journaliste pour Témoignage Chrétien en Mai 68 à Lyon. Il est l’auteur d’une enquête sur la mort du commissaire Lacroix qu’il a écrite dans un livre « Libérez Raton ! » (Editions des montagnes noires) sorti en 2018. Il a pu consulter le dossier de l’affaire, conservé aux archives départementales du Rhône, et notamment le rapport d’autopsie. A la fin de son ouvrage, il écrit que « sa conviction est faite » :

« Le commissaire Lacroix a bien été violemment heurté par le camion fou lancé sur le pont Lafayette… même s’il était notoirement cardiaque, même s’il n’est pas mort sur le coup, mais à l’hôpital… même si ce décès a été exploité à des fins politiques. Qu’il soit décédé suite à ses blessures corporelles ou à une crise cardiaque s’avère finalement assez secondaire. On ne peut que s’interroger sur la responsabilité de ses supérieurs à avoir laissé ce soir-là, même à sa demande, quelqu’un d’aussi fragile à un avant poste aussi risqué… tout en soulignant la précipitation du pouvoir politique à tirer parti de ce drame pour jouer son chantage à l’ordre ».

>> Cet article est une version complétée d’un premier papier publié en 2008


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