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À Lyon, bagarres géantes de lycéens dans les beaux quartiers

Depuis plusieurs mois, les riverains du quartier Saint-Paul (Vieux Lyon, 5ème arr.), sont les témoins impuissants d’un phénomène surprenant : des bagarres géantes réunissant des dizaines de lycéens. Enquête.

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Vendredi 20 novembre 2020. Une centaine d’adolescents convergent vers le parvis de la gare Saint-Paul, dans le 5ème arrondissement de Lyon. Rapidement, des coups et des cris fusent dans cette masse compacte de sweat-shirts, jeans moulants et sacs à dos. La place Saint-Paul se transforme alors en ring de fortune sur lequel plusieurs lycéens s’affrontent avec rage. Coups de pieds, de poings, insultes, cinq contre un… Autour d’eux, leurs camarades, excités, s’empressent de filmer la scène avec leurs smartphones.

Ces derniers mois, la violence des jeunes a fait couler de l’encre -et du sang. En banlieue parisienne, fin février, trois adolescents ont trouvé la mort dans des rixes opposant différents groupes de jeunes.

A Lyon, depuis la rentrée scolaire de septembre, la presse locale se fait l’écho de violents affrontements entre adolescents dans les quartiers favorisés de la ville, d’ordinaire peu familiers de ce que l’on appelle les « violences urbaines » (lire ici, ici ou ). Quelle fièvre s’est donc emparée du 5ème arrondissement ?

Un phénomène croissant dans les beaux quartiers de Lyon

Cette bagarre géante du 20 novembre 2020 est loin d’être un événement isolé dans le Vieux Lyon. En septembre dernier, des lycéens se rassemblaient déjà devant la gare Saint-Paul pour en découdre. Alexis, 24 ans, habite le quartier depuis 2017. Depuis sa fenêtre, il est témoin malgré lui de ces bagarres récurrentes :

« Depuis octobre-novembre tous les vendredis aux alentours de 18h il y a des rassemblements devant la Gare Saint-Paul. La plupart du temps cela part en bagarre entre quelques adolescents. Tous les autres regardent et suivent la bagarre en filmant pour les réseaux sociaux. A chaque fois ça finit par ressembler une centaine de personnes. C’est assez impressionnant parce qu’ils n’hésitent pas à se battre jusque sur le milieu de la route. »

D’après le jeune homme, l’altercation la plus marquante a eu lieu une semaine après cette mêlée du 20 novembre et devait être « la » bagarre. Les forces de l’ordre ont dû intervenir pour séparer les adolescents.

La bagarre du 27 novembre 2020 place Saint-Paul, depuis l’appartement d’Alexis. DR

Depuis, les bagarres semblent s’être décalées plus haut dans le 5ème arrondissement de Lyon, au niveau du centre scolaire d’enseignement catholique La Favorite. Pour la dernière en date, le 4 février dernier, des lycéens de l’établissement scolaire ont affronté des jeunes venus de Charbonnières-les-Bains, commune cossue de l’Ouest lyonnais. La mêlée a rassemblé environ 150 adolescents d’après les informations du Progrès.

Des bagarres géantes aux motifs absurdes

D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, le nombre d’affrontements entre bandes de jeunes a augmenté de manière significative sur l’année 2020, confinements ou pas. Ainsi, 357 altercations ont été recensées en 2020 en France, contre 288 l’année précédente. Toujours en 2020, trois adolescents ont été tués et 218 autres blessés dans ces rixes, l’immense majorité dans des quartiers populaires. Sur le mois de février 2021, trois adolescents ont déjà trouvé la mort dans les mêmes circonstances, en banlieue parisienne.

La réalité dépeinte par ces chiffres ne semble cependant pas s’appliquer à Lyon. C’est dans les quartiers aisés que ça chauffe. Et pour des motifs pour le moins étonnants.

La cause de la rixe du 4 février, par exemple ? « Une tartine de confiture », répond l’un des lycéens impliqués que nous appellerons Léo*. En septembre ? « Une rivalité amoureuse. » Celle du 20 novembre ? Indéterminée. Le 27 novembre, la bagarre tant attendue ? Une revanche. En janvier ? « Des insultes sur la Torah en soirée. » 

Pablo*, 17 ans, passait voir un ami vers Saint-Paul quand il est tombé sur la bagarre du 20 novembre, à proximité du lycée d’enseignement privé catholique Sainte-Marie (plus connus sous le nom des Maristes). L’adolescent ne semble pas avoir bien identifié les raisons de l’affrontement. De son côté, Le Progrès évoque une rixe entre des élèves des Maristes et des jeunes extérieurs à l’établissement. Pablo* juge sévèrement ces bagarres, qu’il considère comme puériles :

« C’est des gamins qui ont juste envie de se battre. Ils veulent juste faire de la pub sur les réseaux sociaux. Ils se disent que ça y est, comme ils ont frappé un gars ce sont des thugs [rebelles, gangsters, ndlr] alors que non. »

De la tartine de confiture à la bagarre géante

Pour Léo*, « certains font ça pour avoir une réputation de caïd dans Lyon, d’autres se battent juste pour le plaisir car ils aiment ça ». Du haut de ses 17 ans, ce lycéen de Terminale au centre scolaire La Favorite a pris part à la rixe du 4 février, pour « aider [ses] potes ». Pour comprendre l’élément qui a déclenché l’affrontement, il faut revenir plusieurs jours en arrière. Léo* raconte :

« En soirée, un groupe de mec n’arrêtait pas d’en charrier un autre [que l’on appellera Francis*]. Francis* s’est énervé et a balancé une tartine de confiture sur la tête du seul gars qui ne le faisait pas chier. Il a fallu les séparer, et pour se venger le gars [qui a reçu la tartine de confiture, ndlr] lui a volé un pull et une cigarette électronique, pour un montant d’environ 250 euros. »

Quelques jours plus tard, à la sortie des cours, Francis* se pointe avec deux de ses amis devant le lycée de La Favorite, où est scolarisé son voleur, pour récupérer ses affaires. Mais une trentaine de lycéens lui font face et Francis* et ses amis repartent bredouilles.

C’est à ce moment-là que les réseaux sociaux, en particulier Instagram et Snapchat, abondamment utilisés par les adolescents, entrent en scène.

« Les deux parties se sont chauffés sur les réseaux sociaux et ont fixé un rendez-vous dans un parc près de La Favorite pour ramener leurs potes. »

Les forces de l’ordre, qui ont suivi l’affaire sur les réseaux sociaux, bouclent le lieu du rendez-vous. Les belligérants s’éloignent en direction des petites rues et culs de sac du quartier pour régler leur différend. D’un côté, environ 70 collégiens et lycéens de La Favorite et des jeunes de quartiers de la banlieue lyonnaise venus les soutenir, d’après Léo*. De l’autre, une quarantaine d’adolescents venus appuyer Francis*. Autour, de nombreux spectateurs. Léo* évoque « 300 à 400 personnes » au total.

De la bagarre en elle-même, Léo* se souvient surtout de la montée d’adrénaline et de la sidération des principaux adversaires, dépassés par l’ampleur de la chose.

« Que ce soit Francis* ou les gars de La Favorite, à la fin ils étaient complètement dépassés par les événements et ils ne contrôlaient plus rien. C’est leurs potes qui se sont battus pour le plaisir de la violence. Francis et les gars de La Favorite, ils ont rien fait, ils ne se sont même pas battus… »

Centre scolaire La Favorite, 5ème arrondissement de Lyon.Photo : OM/Rue89Lyon

Des lycéens de Lyon 5ème qui « s’encanaillent » ?

Le sociologue David Le Breton est professeur à l’Université de Strasbourg et spécialiste des violences et des conduites à risque chez les adolescents. Il a principalement travaillé sur les phénomènes d’affrontements entre bandes de jeunes dans les quartiers populaires, et se dit « très étonné » des événements du 5ème arrondissement de Lyon :

« Je n’ai jamais entendu parler de ça, ni à Strasbourg ni en banlieue parisienne… Dans les quartiers populaires, il y a des joutes entre bandes de jeunes en quête de virilité. Mais ce sont des jeunes en échec social et scolaire, à qui il ne reste que la force. Là, ce sont des rites de virilisation aussi, mais différents de ceux des bandes dans les quartiers populaires. »

Sur les réseaux sociaux, les lycéens des quartiers aisés concurrencent les ados de cité dans les poses de rappeurs et les codes vestimentaires. Pour le sociologue, il s’agit d’un « carnaval » :

« On a des jeunes de milieux aisés, qui n’ont pas une réputation de grande virilité, des fils à papa en quelque sorte, qui veulent changer de personnage. Montrer qu’ils ne sont pas si conformistes que ça. Ça me fait penser à ces jeunes de la bourgeoisie du début du XXe siècle qui voulaient s’encanailler. Ils arboraient des signes populaires comme les tatouages. Mais on reste dans l’entre-soi. »

Les réseaux sociaux, « espace numérique des réputations »

Quant aux violences, il estime qu’elles ne sont pas comparables à celles observées entre différentes bandes de jeunes dans les quartiers populaires, en particulier dans la banlieue parisienne, endeuillée par le décès de trois adolescents fin février. Pour David Breton, les bagarres géantes du 5ème arrondissement de Lyon relèvent plus du « jeu dangereux » mis en scène pour briller sur Snapchat :

« Il y a un côté ludique à ces bagarres, ces jeunes ne vont jamais trop loin, il n’y a ni mort ni blessé grave contrairement à ce qui arrive dans les quartiers populaires. Ce sont des jeux dangereux, des conduites à risque, avec une peinture virile pour avoir son quart d’heure de célébrité sur les réseaux sociaux »

Instagram, Snapchat, Tik Tok… Quel adolescent d’aujourd’hui n’a pas au moins un profil sur ces réseaux sociaux ? Le sociologue Marwan Mohammed, qui a écrit plusieurs ouvrages sur les bandes de jeunes, expliquait dans une interview au Monde que les réseaux sociaux ont donné une nouvelle dimension à ces affrontements :

« Il y a une digitalisation des conflits. D’une part, leur naissance se joue désormais également dans la sphère numérique et peut déborder sur l’espace public. Auparavant, les conflits naissaient en présentiel, maintenant ils peuvent naître en virtuel. Le deuxième effet, c’est la temporalité : l’affrontement est désormais suivi en temps réel par des centaines de personnes. Troisième effet des réseaux sociaux : ils créent un espace numérique des réputations. Auparavant, elle se construisait dans l’espace physique, entre le collège, le lycée, le bus scolaire… Tout cela existe toujours, mais, aujourd’hui, les faits et le prestige sont aussi commentés, notés, évalués en ligne. »

« La violence montre la détresse de ces adolescents »

Philippe Marchois est psychologue en libéral et à la Maison des adolescents de Lyon, qui accueille des jeunes de 11 à 21 ans, voire parfois jusqu’à 25 ans. Depuis la rentrée scolaire, elle est sur-sollicitée. Depuis février, le psychologue observe une augmentation de passages à l’acte comme des tentatives de suicide chez les adolescents suivis.

Pour lui, ces violences entre lycéens du 5ème arrondissement de Lyon n’ont rien d’étonnant. Il les considère comme étant des réactions à la crise sanitaire, une période marquée par l’angoisse et l’incertitude :

« Le virus amène quelque chose qui crée beaucoup de flou et d’incertitude dans la société. Il n’y a pas de réponse ni de perspective de sortie de crise. Je vois ce phénomène de bandes comme une réponse à cette angoisse, une façon de faire du lien, de ne pas être seul. La violence montre la détresse de ces adolescents. Il faut s’en prendre à quelqu’un, c’est le phénomène du bouc-émissaire face à l’inconnu. »

Pour autant, il souligne que cette violence est loin d’être propre aux adolescents, évoquant les vociférations de Donald Trump ou les prises de bec de médecins et autres experts médiatiques sur le plateau de CNews. Le tout formant un climat qu’il juge « agressif », impactant tout un chacun, les ados comme leurs parents.

Les fermetures des collèges et lycées en raison de l’épidémie de coronavirus a pu rendre la situation encore un peu plus explosive.

« Le collège ou le lycée pouvaient constituer un cadre rassurant pour aider les jeunes à contenir leurs pulsions. Avec la fermeture des établissements scolaires, ce cadre est perturbé. Les jeunes vont se retrouver seuls chez eux, sans rien faire et ça risque de déborder. Certains vont se ruer sur la nourriture, sur les écrans ou sur les toxiques dans les cas les plus extrêmes. »

Le psychologue salue une prise de conscience concernant la santé mentale depuis quelques mois. En tout cas dans les médias. A la Maison des adolescents de Lyon, aucun moyen supplémentaire n’a été débloqué pour le moment.

Quelles mesures dans les établissements scolaires concernés par les bagarres ?

Contacté par Rue89Lyon, le lycée Sainte-Marie (les Maristes) explique avoir mené une enquête en interne et sur les réseaux sociaux, en vain. L’établissement affirme ne pas avoir constaté de nouvelles bagarres depuis fin novembre, sans doute grâce au couvre-feu de 18h et à une présence policière dans le quartier chaque vendredi soir, jusqu’aux vacances de Noël.

« Nous pensons que le contexte de la crise sanitaire leur est peut-être monté à la tête. Ils ne peuvent plus sortir et n’ont plus d’activités extrascolaires, ils ont peut-être cherché à se défouler, d’une façon malheureuse et condamnable. »

Au lendemain de la bagarre du 4 février, la direction du centre scolaire La Favorite s’est fendue d’un communiqué de presse pour préciser que « les événements ne se sont pas produits devant le centre scolaire La Favorite mais à proximité ». Si certains de leurs élèves ont pu prendre part à la mêlée, c’est parce que « ces évènements s’étant déroulés sur la pause méridienne, il va de soi que quelques-uns de nos élèves se sont retrouvés, malgré eux, pris dans cet attroupement ».

Deux mois après cette dernière rixe, Léo* se dit soulagé que la police soit intervenue pour séparer les belligérants. Il finit par avouer que certains des lycéens avaient sorti des couteaux pour en découdre.

« Ça aurait pu mal finir. C’est assez inutile et dangereux. »

D’après lui, la tension est retombée à La Favorite, mais cette accalmie risque d’être de courte durée. L’adolescent s’attend à voir de nouvelles bagarres programmées sur les réseaux sociaux cet été. Lui sera de la partie, pour « aider ses amis ».


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Photo d'illustration. Mission locale, à Suresnes. DR
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