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[PODCAST] Anthropocène, biodiversité et perception des paysages

L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », qui étaient données avant le confinement aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes des invité.e.s et intervenant.e.s qui poursuivent les échanges à distance.

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©Marylise Cottet

La séance de cette semaine porte sur les paysages et leur évolution à mesure que l’humain y marque son empreinte. En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, elle n’a pas lieu aux Halles du Faubourg mais est disponible en podcast.

Pour en parler, l’Ecole urbaine reçoit Marylise Cottet, géographe chargée de recherche au CNRS et membre du Laboratoire Environnement Ville et Société. Elle dialogue avec Anne-Sophie Tribot, docteure en écologie.

Ci-après une interview de Marylise Cottet par Thomas Boutreux, doctorant en Écologie Urbaine, qui assurera, par ailleurs, l’animation du dialogue podcasté.

« Accorder une attention aux perceptions de chacun »

Thomas Boutreux : Pouvez-vous nous décrire le paysage de votre choix – par exemple celui dans lequel vous rêveriez d’être en ces temps de confinement – et nous en dépeindre ses différentes dimensions et certains éléments d’appréciation ?

Marylise Cottet : J’ai eu l’occasion de découvrir il y a cinq ans les paysages Martiniquais dans le cadre d’un projet de recherche. Cela a été pour moi une découverte totale, dans un environnement et un paysage complètement inconnus. J’y ai découvert une végétation que je ne connaissais pas, en particulier les forêts tropicales, luxuriantes, au nord de l’île, et des espèces animales et végétales qui m’étaient inconnues.

J’ai été fascinée par les nombreuses couleurs qui caractérisent les paysages de l’île et l’ensemble m’a inspiré une vraie nouveauté, un véritable dépaysement. Tout en même temps que cette découverte visuelle, d’autres sens m’ont aussi touchée. J’aime la chaleur et je me sentais vraiment dans mon environnement. Je pense également aux odeurs variées des forêts et aux sons totalement inconnus d’insectes, d’oiseaux. A mon sens, le paysage est multi-sensoriel.

©Marylise Cottet
©Marylise Cottet

Estimez-vous que les paysages soient une affaire sensible, de goûts et dont l’appréciation est à priori peu consensuelle ? Comment se construisent les appréciations individuelles des paysages et sur quoi se fondent nos jugements ?

Lorsque l’on est en relation avec un paysage, tous nos sens sont impliqués, interagissent entre eux et contribuent à notre appréciation globale des paysages. Certains, comme la vue et l’ouïe, semblent avoir une influence déterminante et peuvent également interagir entre eux.

C’est pourquoi je m’intéresse, en ce moment, aux interactions entre perceptions visuelles et sonores dans un projet étudiant la relation sensorielle à la nature en ville. Les perceptions sensorielles sont, ainsi, dans leur ensemble, l’une des composantes influençant nos jugements.

La seconde composante de la relation à la nature est d’ordre cognitif. Individuellement, nos expériences passées, nos connaissances personnelles et notre familiarité avec un paysage vont influencer notre appréciation de ce paysage. D’autres constructions plus collectives peuvent aussi moduler ces jugements, comme notre éducation, qu’elle soit familiale ou scolaire. Enfin, de nombreuses constructions sociales influencent également notre relation cognitive à la nature par le biais des imaginaires véhiculés par les médias, l’art, la littérature ou la peinture. Ces éléments sont autant de facteurs qui peuvent se sur-imprimer dans la construction de nos jugements et faire qu’un paysage puisse nous plaire ou nous déplaire.

Les paysages non altérés par les activités humaines semblent se raréfier et pour bon nombre d’humains, un paysage authentique de nature est souvent désigné par celui d’une campagne agricole extensive. Selon vous, l’anthropocène bouleverse-il notre rapport esthétique aux environnements naturels ?

L’évolution des paysages influence évidemment la manière dont les individus vont les appréhender, les connaître, les comprendre et les juger. Nos paysages se transforment sous l’effet des activités humaines et d’aménagements. Ces transformations influencent aussi la relation qui s’est établie entre les sociétés et les paysages. Je peux vous faire part de mon expérience concernant l’étude des relations entre les habitants et la nature en ville. Les personnes que j’ai pu recevoir en entretien évoquent avec récurrence l’importance, pour elles, de la « verdure ». Ce descripteur employé par les résidents urbains, pour évoquer la nature en ville, dépeint une relation esthétique à la nature. Elle rend aussi et surtout compte d’une vision très simpliste de la nature qui pourrait se résumer finalement à une simple couleur.

Je pense que l’un des enjeux de la période actuelle est de dépasser ce rapport purement esthétique aux paysages, où l’on porterait simplement considération à une « nature tableau » relevant du domaine des arts ou de l’architecture. Il me semble très important de restaurer la vision d’une nature plus fonctionnelle, où les écosystèmes et la biodiversité se caractérisent par des processus et des interactions, autant de fonctions potentiellement utiles aux sociétés humaines.

Au-delà de limiter nos impacts, les politiques d’aménagement prennent de plus en plus compte la nécessité de re-naturer nos environnements pour leurs qualités écologiques, tout en préservant la qualité esthétique paysagère de nos territoires de vie. Ces objectifs sont-ils toujours conciliables et dénués de risques ?

Restaurer un paysage fonctionnel peut parfois amener à évaluer les bénéfices de la renaturation au regard de risques potentiellement nouveaux pour nos sociétés. Par exemple, sur un cours d’eau, maintenir ou recréer des zones humides et permettre à l’eau d’investir des espaces inondables est favorable à de nouveaux processus écologiques pérennes pour la biodiversité. Cette restauration se traduit, pour les humains, par la production de services dits écosystémiques comme le filtrage de l’eau, le rechargement des nappes phréatiques ou encore la protection contre les inondations des secteurs en aval. Néanmoins, ces stratégies ne sont pas exemptes de préjudices comme, par exemple, le développement des populations de moustiques. L’un des enjeux de l’aménagement est aujourd’hui de concilier le développement des sociétés avec la préservation des processus naturels. Nous pourrons maximiser les services rendus à nos sociétés seulement si nous préservons ces derniers.

Comment vos travaux de recherche permettent-ils d’apporter aux projets de restauration écologique un regard aiguisé, afin de comprendre les représentations des différents acteurs impliqués ou les attentes des usagers impactés ?

Mes travaux permettent de comprendre les différentes manières de percevoir les écosystèmes pour mieux envisager leur devenir. Que veut-on faire advenir des cours d’eau ? Comment veut-on les voir évoluer ? Quels sont les aménagements qui répondent à nos attentes ?

Finalement, les travaux que je mène permettent d’appréhender ces différentes manières de voir en fonction des expériences, des attentes et des savoirs différents des personnes concernées. Les résultats de ces travaux peuvent apporter une base de connaissance pour initier un dialogue et construire des projets appliqués de restauration ou d’aménagements concertés, où tout le monde a le droit de venir s’exprimer et présenter son point de vue et où l’ensemble des enjeux sont pris en compte.

Considérer l’ensemble des enjeux posés par un projet de restauration, sans en oublier ou mettre de côté, est la clé de ce que l’on appelle la gestion intégrée. Les connaissances que je produis, dans le cadre de mes travaux de recherche, suggèrent de penser les projets de restauration comme des projets de territoire. Les cours d’eau ne peuvent en effet être pensés indépendamment du territoire qu’ils traversent et réfléchis uniquement comme un objet technique.

Chaque acteur doit être pris en compte avec ses attentes et ses intérêts spécifiques et chaque habitant a également le droit, en tant que citoyen, de s’exprimer, tout comme de participer aux décisions concernant l’avenir de son territoire.

Auriez-vous des exemples ou anecdotes concernant des divergences ou convergences d’attentes ou de représentations entre des habitants, des élus ou des techniciens ?

Dans la région Rhône Alpes, plusieurs territoires sont concernés par ces problématiques, sans pour autant être dans une situation de conflit ou de controverse. Par exemple, la rivière d’Ain, affluent du Rhône en amont de Lyon, est aménagée d’une série de barrages dont l’un d’eux, le barrage de Vouglans, est de type « réservoir » de grande capacité. En amont de celui-ci, un immense lac s’est créé et a noyé la vallée au cours d’eau encaissé. Cela a fait émerger un paysage lacustre. La création de cet ouvrage crée des discontinuités, des impacts écologiques non négligeables sur les processus naturels et la biodiversité.

Aujourd’hui, de réelles discussions ont lieu sur les manières de gérer cet espace et l’on constate que les acteurs en place ont des positionnements très différents. Ceux issus de la sphère environnementale souhaiteraient limiter au maximum les impacts du barrage et donner beaucoup plus d’eau en aval pour maintenir les habitats naturels en bon état écologique. Cependant, donner plus d’eau en aval restreint la quantité d’eau disponible en amont pour le lac et cela pose des problèmes, car beaucoup d’activités touristiques se sont développées autour du lac : on vient se baigner et les activités nautiques se sont développées avec la construction de ports lacustres.

L’économie du tourisme, qui s’y est créée, est un enjeu important pour les élus qui ne souhaitent pas voir le niveau du lac baisser, pouvant compromettre ces activités et leur politique en faveur d’une dynamique territoriale.

Les habitants, quant à eux, sont pour la plupart des résidents installés il y a relativement peu, n’ayant pas connus le paysage avant l’ennoiement de la vallée. Ils se sont finalement familiarisés avec ce paysage lacustre et lui attachent une valeur importante, sans avoir nécessairement conscience de son artificialité. Ainsi, selon le profil des acteurs, de leurs positionnements et de leurs intérêts, les points de vue sur un cours d’eau et la manière dont on doit le gérer peuvent être très différents.

Vous développez des méthodes tout à fait novatrices, permettant de sonder au plus près le comportement de notre regard pour mieux l’interpréter. Pouvez-vous nous parler de ces dispositifs et des perspectives nouvelles de compréhension qu’ils apportent ? Si l’on s’attache plus particulièrement aux représentations de nature et de biodiversité, observe-t-on des différences notables en termes d’appréciation, évaluée par le regard selon les acteurs ?

J’ai utilisé, dans mes recherches, un outil que l’on appelle oculomètre mobile. Ce dispositif, intégré à des lunettes, permet d’enregistrer les mouvements oculaires des personnes tout en filmant le paysage qui se trouve dans leur environnement et permet donc à un instant t de savoir où la personne regarde et porte son attention. C’est une méthodologie qui, d’habitude, n’est pas vraiment utilisée dans nos disciplines mais j’ai pensé que la mobiliser pourrait être intéressant pour l’étude de la perception de la nature.

L’utilisation de cet outil m’a permis de mieux comprendre comment la présence de nature peut influencer la réaction des individus à un environnement, en regardant ses réactions oculaires qui se manifestent de deux manières.

D’une part, la dilatation de la pupille est une réaction physiologique connue comme étant liée aux émotions. D’autre part, les mouvements oculaires (fixations et saccades) sont une réaction comportementale, qui donne des informations sur les processus attentionnels (le point où se porte notre attention visuelle et qui contribue à la compréhension de notre environnement). On constate que la présence de nature a un impact relativement important sur ces réactions, qu’elles soient physiologiques ou comportementales.

Nous avons réalisé un travail sur un petit cours d’eau, l’Yzeron, qui se jette dans le Rhône en aval de Lyon et nous avons pu montrer qu’être aux abords d’un paysage naturel engendre des réactions différentes de celles provoquées par des paysages plus artificiels ou urbanisés. Plus particulièrement, lors d’une immersion en paysage naturel, les fixations oculaires sont plus longues et donc moins nombreuses, comme si le comportement oculaire était plus calme, apaisé et que les personnes se concentraient plus longtemps sur des portions de paysage.

Des psychologues, Rachel et Stephen Kaplan, s’étaient déjà intéressés à la question et on peut faire le lien entre ce comportement et ce qu’ils ont appelé de la fascination. Selon eux, cet état attentionnel serait propice à la restauration de l’attention, théorie expliquant que l’immersion en environnement naturel nous rends plus calmes et moins fatigués, nous repose finalement, en comparaison avec les environnements plus urbains.

Nous avons aussi pu montrer, dans le cadre de ce projet, que le comportement oculaire est différent selon les habitants ou d’autres acteurs plus spécialistes de la gestion des cours d’eau. En particulier, lorsqu’on leur demandait d’évaluer la qualité du paysage qui les entoure, les spécialistes de la gestion des cours d’eau avaient tendance à beaucoup plus fixer leur attention sur le chenal proprement dit, alors que les habitants avaient tendance à considérer un paysage beaucoup plus large, au-delà du lit de la rivière, sur les berges, mais aussi l’ensemble du paysage urbain les entourant.

Cela conforte, à mon sens, l’idée qu’il est important de prendre vraiment en compte la diversité des acteurs pour définir un projet de préservation ou de restauration d’un cours d’eau. Au-delà des mécanismes biophysiques qui le caractérisent, toute une série d’enjeux s’exprime dans l’environnement proche du cours d’eau et va compter pour les habitants. Agir à l’égard d’un paysage suppose d’accorder une attention aux perceptions de chacun, car nous y voyons et ressentons tous des choses différentes.

« Perception sensorielle de la biodiversité », une conférence du mercredi 22 avril 2020 à 18h30, disponible en podcast.

 


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