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Quand les géographes aiment le cinéma, une conférence aux Halles du Faubourg

L’école urbaine de Lyon relance une saison de rendez-vous intitulés « les Mercredis de l’Anthropocène », dont Rue89Lyon est partenaire. Nous publions les tribunes et productions éditoriales des invités de ces conférences qui interrogent notre époque à l’aune de leurs spécialités et champs d’expertise .

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Ci-après, le texte co-signé par Alfonso Pinto, chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon, et par Bertrand Pleven, Professeur Agrégé de géographie à l’université Paris IV.

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L’ouvrage « L’Espace au Cinéma » voit le jour pour la première et unique fois en 1993. Plus de vingt-cinq ans se sont donc écoulés. Il s’agit d’un temps long, notamment dans le domaine universitaire et scientifique qui, de plus en plus, est sujet à la frénésie de la nouveauté et à la constante quête d’une « actualité » qui risque, parfois, de devenir une valeur en soi.

Le danger est toujours d’ignorer ou oublier ce qui a été déjà dit… Ceux qui ont eu la chance de parcourir les pages d’André Gardies, ne peuvent qu’être d’accord. Ceux qui ont eu la possibilité de consulter l’une des introuvables copies de cet essai, ont pu sans doute remarquer les indéniables qualités d’une recherche qui, au-delà de son âge, est encore capable de porter tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre les savoirs sur l’espace et le médium cinématographique ; soient-ils des analystes ou bien des géographes, des urbanistes, des architectes ou encore des chercheurs en littérature, en civilisations, fascinés par la capacité du film de parler d’espace, de faire l’espace.

La perspective choisie par André Gardies permet, en effet, de comprendre le cinéma comme un champ de forces créateur d’espace et l’une des forces de sa pensée est d’envisager le déploiement de l’espace dans ce qu’il appelle lui-même un “dialogue ludique” entre écritures et lectures mais aussi entre les dimensions sensibles et cognitives, constitutives des univers filmiques.

Bien loin de faire de l’espace un reflet, un décor, ce dernier devient alors le vecteur, voire la condition même pour qu’un film marche. Car, si pour Gardies, l’espace cinématographique crée les conditions, pour le spectateur, d’une mise à distance au monde, ce dernier ne s’efface pas, il reste là en suspense et en sourdine derrière les murs, derrière l’écran, mais encore présent.

Le film ne peut être un doublon mimétique de la réalité

L’ouvrage de Gardies se présente à nous comme une véritable géographie, en nous démontrant la perméabilité des horizons épistémologiques. Quand il se demande, en 1993, dans l’introduction « comment se fait-il que les analyses des récits, littéraires aussi bien que filmiques, aient tenu en si faible estime l’espace, quand elles s’ouvrent si largement aux actions, aux personnages ou au temps ? », il engage un tournant spatial décisif pour sa discipline et ce bien avant le déploiement des géographies littéraires.

L’intérêt que les géographes ont manifesté en France envers les possibilités offertes par le cinéma a une date de naissance et une paternité précises. Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote et spécialiste de géopolitique, consacre un article (« Cinéma-Géographie », Hérodote, n°4/6, 1976, p. 153-158) à ce sujet. C’est en 1976. Il est suivi par son collègue Michel Foucher (« Du désert. Paysages du Western », Hérodote, n°7, 1977, p. 130-147), un an plus tard, avec une intéressante réflexion à propos du paysage dans les films Western.

Des signes encourageants, donc, qui témoignent d’un véritable intérêt. Les géographes aiment le cinéma, sans doute plus que les cinéastes n’aiment, du moins, « en conscience » la géographie, plus prompts qu’ils sont souvent à prendre en référence l’architecture. Mais derrière l’amour des géographes se cache une peur atavique, celle pour l’ontologie du cinéma qui avant tout n’est qu’un produit artistique.

Les géographes craignent la polysémie de l’image en mouvement, son caractère labile mais surtout et, notamment dans le cadre du cinéma de fiction, sa capacité de tromper le spectateur, de créer des réalités qui risquent de brouiller notre conception du monde.

Le film peut nous faire rêver de parcourir les lieux les plus sombres et tristes de la planète tout comme le contraire… Susciter de la topophilie ou de la topophobie, n’est pas pourtant un acte de mensonge. Interpréter un lieu à travers des images et des sons, lui attribuer un sens, une connotation, bien que partiels et subjectifs, est avant tout une pratique qui rend justice à la complexité du monde.

Le film n’est pas, et ne peut être, un doublon mimétique de la réalité. Il est pourtant réel, comme réelles sont les différentes facettes de n’importe quelle dimension géographique saisie dans toute sa complexité et dans toutes ses variétés, mais plus encore parce qu’il participe puissamment de la réalité.

Se placer au-delà du réalisme

C’est probablement cette inquiétude à avoir retardé la rencontre entre géographie et cinéma. Les essais ne manquent pas. Mais, malgré les signes parfois encourageants, il n’y a jamais eu de véritable continuité.

Au moment où « L’Espace au Cinéma » fait sa parution, en revanche, le domaine anglo-saxon se lance sur le terrain des Cultural Studies dans lequel la rencontre entre cinéma et géographie pourrait bien trouver sa place. Nous sommes dans un contexte scientifique issu des théories poststructuralistes et l’intérêt se déplace du film vers les usages et l’appropriation de la part du public.

Le contexte de cette nouvelle rencontre est donc loin de la posture sémio-interprétative offerte par Gardies et qui demeure cruciale. C’est peut-être pour cela que l’ouvrage passe presque inaperçu. L’interprétation de l’image en mouvement, les études sur la narration et sur le fonctionnement d’un medium artistique, sont perçues comme le fruit d’une posture datée et incompatible avec le nouvel intégrisme hyper-relativiste.

La nécessité de cette réédition ne se doit pas uniquement au nouveau contexte scientifique favorable à la rencontre entre cinéma et géographie. La grande force de cet essai réside notamment dans la capacité de recadrer sous un nouvel angle cette rencontre entre deux disciplines.

« L’Espace au cinéma » sonne comme un appel pour notre discipline à se placer au-delà du réalisme et être sensible à la pluralité des écritures de la Terre. Parfois un certain paroxysme surgit ; celui qui voit une discipline s’approprier d’un objet qui, à la base, ne lui appartient pas, tout en ignorant l’épistémologie spécifique de ce même objet.

Un nouveau dialogue à instaurer entre géographes et analystes du film

Tout comme l’analyste n’a pas à faire le géographe, vice-versa, ce dernier ne devrait pas se substituer au premier. L’espace au cinéma permet de rééquilibrer la balance entre les approches poststructuralistes axées uniquement sur les usages du médium et la tradition des études sur l’analyse interprétative et sur les modes de fonctionnement de même médium. Pour que le cinéma soit compris tel qu’il est, et pour qu’il soit capable de nous dire quelque chose sur notre monde, la coexistence et le dialogue entre ces deux postures est indispensable. In media res stat virtus.

Le compromis n’est pas diplomatique, mais ontologique.

L’importance de cette nouvelle édition est donc multiple. Les pages de Gardies ne sont pas un point définitif, mais elles ouvrent des perspectives nouvelles, tant sur le plan de la théorie que de la méthodologie. Se servir d’une approche cinématographique axée sur une perspective sémio-narratologique, est un fait qui, pour le géographe, ne doit pas signifier une quelconque forme de trahison multidisciplinaire.

Tout de même, ce travail n’est pas non plus à considérer comme une opposition aux travaux de matrice poststructuralistes qui privilégient les analyses sur les pratiques d’usages, mais plutôt un complément, l’autre face d’une médaille qu’il ne faudrait pas séparer.

Si l’on souhaite véritablement revigorer les rapports entre cinéma et savoirs sur l’espace, le dialogue s’impose, et ce dialogue passe tant par les géographes qui mettent au service du cinéma leurs compétences sur l’espace, que par les analystes du film qui mettent à disposition des premiers toute une tradition des savoirs que l’on ne peut, et l’on ne doit ignorer.

 

Mercredi 18 septembre de 18h30 à 20h, aux Halles du Faubourg (Lyon 7e). Avec, pour invités et animateur :

  • André Gardies, ancien professeur d’études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Lumière Lyon2, spécialiste de sémio-narratologie, auteur de « L’espace au cinéma » aux éditions Klincksieck.
  • Bertrand Pleven, professeur à l’IUFM de Paris université Paris-IV, il mène actuellement une thèse de géographie sur les territoires urbains dans le cinéma contemporain et les fictions audiovisuelles. Il est responsable de la rubrique cinéma des Cafés géographiques et de la revue Géographie et cultures. Il prépare une thèse à propos de cinéma et géographie.
  • Alfonso Pinto, chercheur post-doctoral à l’Ecole urbaine de Lyon, animera la conférence. Ses recherches concernent les rapports entre produits audiovisuels et savoirs sur l’espace avec une attention particulière aux imaginaires et aux esthétiques de l’Anthropocène.

#Cinéma

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