C’est ainsi qu’elle a coécrit le dernier film d’André Téchiné, Quand on a dix-sept ans, sorti le 30 mars dernier. L’occasion de retrouver, après un premier passage au festival du film queer Écrans Mixtes à Lyon en 2012, une cinéaste parmi les plus passionnantes du jeune cinéma français.
Hétéroclite : Lorsqu’on a entendu parler de Quand on a dix-sept ans pour la première fois il y a quelques mois, le film était souvent présenté comme une adaptation cinématographique d’En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis.
Au final, ce sont deux histoires très différentes, même si bien sûr on peut voir des ponts entre les deux. Comment et pourquoi vous êtes-vous éloignés d’En finir avec Eddy Bellegueule ?
Céline Sciamma : En fait, tout ça n’est rien d’autre qu’un quiproquo… L’adaptation d’En finir avec Eddy Bellegueule a bien été proposée à André (Téchiné, NdlR) et il a longtemps envisagé de la tourner (il a même rencontré Édouard Louis) mais, finalement, ce n’est pas lui qui la réalisera.
André a renoncé car il ne voyait pas comment adapter ce roman. Quand il a été annoncé que nous travaillions ensemble sur un projet autour de deux adolescents, cela a créé une confusion pour une partie de la presse. Quand j’ai rejoint le projet Quand on a dix-sept ans, André envisageait encore l’adaptation d’En finir avec Eddy Bellegueule, mais c’était déjà deux films différents dans son esprit.
Dans le générique de fin, on apprend que Quand on a dix-sept ans est librement inspiré du téléfilm New Wave, réalisé par Gaël Morel en 2007. Dans quelle mesure avez-vous travaillé d’après cette histoire ?
Nous n’avons pas du tout travaillé avec ce matériel-là… Mais comme, dès l’origine, nous sommes partis sur cette idée de deux garçons et d’une mère, cela évoquait un peu à André le film New Wave, d’autant plus qu’il entretient un lien fort avec Gaël Morel (qui a fait ses débuts au cinéma dans Les Roseaux sauvages de Téchiné en 1994, NdLR).
C’est pourquoi New Wave apparaît au générique de fin mais, en réalité, c’est un peu une fausse piste.
Qu’est-ce qui vous a attiré au premier abord dans ce schéma narratif, somme toute assez classique dans le cinéma gay, de deux adolescents qui découvrent leur homosexualité ?
Ce n’est pas vraiment cela qui m’a attirée, justement parce que je crois que l’on n’est pas vraiment dans le schéma où, le temps d’un été, deux adolescents se frôlent et comprennent leur désir. De ce point de vue-là, le film est contre-programmatique : durant une heure et quart, il n’y a pas d’étreinte et nous ne sommes même pas tout à fait sûrs des rapports entre ces deux adolescents, qui entretiennent pendant les deux-tiers du film des rapports violents.
C’est cet aspect du récit que l’on était en train d’élaborer qui nous a paru séduisant et très singulier. Le film est étonnant de ce point de vue-là, notamment dans sa troisième partie qui part vraiment dans une direction différente des deux autres. Nous avons vraiment tenté de nous surprendre et de surprendre le spectateur sans cesse.
Au départ, ce qui m’a attirée, dans cette collaboration, ce n’était pas de recourir à tel ou tel schéma narratif mais de travailler avec André et de voir comment lui allait s’emparer de ce récit. Quand on a trouvé cette idée de deux personnages qui se battent sans cesse et de façon de plus en plus ritualisée et mystérieuse, on a su que c’était cela, l’histoire.
André Téchiné et vous appartenez à deux générations entre lesquelles l’acceptation de l’homosexualité par la société a beaucoup progressé. En écrivant le scénario, aviez-vous des visions très différentes de ce que signifie être un adolescent gay aujourd’hui ?
André est extrêmement dans le présent, dans la vie. Ce n’est pas un ermite : il a l’intelligence du présent, et c’est plutôt un jeune homme. Je n’ai pas senti de fossé dans nos discussions. C’est vrai que notre parcours et nos expériences semblent très différents.
Pourtant, au-delà de l’évolution des rapports d’une société à l’homosexualité, il demeure une forme de violence, ou du moins un trouble, dans le trajet intime que constitue la découverte de sa différence, de sa marge. Se découvrir soi-même, découvrir ses désirs et ses sens : cela reste, je pense, une révélation d’ordre quasi-phénoménologique, qui a son récit, ses péripéties, ses doutes, ses péripéties…
C’est d’ailleurs sur cela que nous nous sommes concentrés. Le film ne cherche pas à se faire l’écho de la société, dans sa violence ou dans sa plus grande tolérance vis-à-vis de l’homosexualité. Il est à l’échelle de ses personnages.
Oui, en écrivant le film, nous avons eu des divergences sur beaucoup de points, mais c’est ce qui fait la richesse de l’écriture à deux. Dans ces moments-là, je ne me disais pas : « c’est parce qu’on a quarante ans d’écart » mais plutôt : « c’est parce qu’on est différents », tout simplement. Nos désaccords portaient sur nos rapports au monde et au cinéma.
André me disait que j’étais obsédée par le mensonge, avec mes personnages qui vivent des doubles vies, alors que lui est obsédé par les vérités. Là où j’aurais créé des malentendus, du secret, du hors-champ, lui allait plutôt vers la confrontation des personnages au réel.
Que vous soyez du côté du secret et Téchiné du côté de l’affirmation de soi peut paraître paradoxal, car il est beaucoup plus facile pour votre génération que pour la sienne de vivre son homosexualité au grand jour…
Je pense que mon goût du secret n’est pas forcément liée à la question de l’homosexualité mais plutôt aux personnages : j’adore les super-héros car ils ont tous des doubles vies ! Ce goût ou non pour le secret dépend surtout de la cinéphilie dans laquelle on a baigné, qui se retrouve forcément dans la façon d’écrire.
Il y a une scène dans Quand on a dix-sept ans dans laquelle Damien rencontre sur Internet un homme plus âgé. Est-ce parce que vous vous êtes dits qu’il était impossible, pour un adolescent gay d’aujourd’hui, de passer à côté de la drague en ligne ?
Non, pas vraiment, car nous n’avons pas cherché à faire du film une photographie du présent ni une analyse sociologique sur le thème « qu’est-ce qu’être gay en 2016 ». Simplement, cela existe, c’est un moyen de mettre à l’épreuve ses désirs et je me suis dit que c’était une opportunité de récit, que c’était intéressant à raconter.
En termes de scénario, cela me permettait de confronter ce duo à la possibilité de l’autre. Mais je ne l’ai pas suggéré à André en lui disant : « regarde, les jeunes d’aujourd’hui utilisent des applis et Internet ».
Ce qu’il y a de moderne selon moi dans Quand on a dix-sept ans, ce n’est pas cette scène-là qui ancrerait le film dans notre époque, c’est plutôt le rapport que Damien entretient avec sa mère et la façon dont il lui annonce son homosexualité. Je crois que c’est quelque chose de rarement vu.
Je ne sais pas si la société ressemble à cela mais, de toutes façons, je ne pense pas que les films doivent être le reflet exact de la société.
Dans votre précédent film, Bande de filles, les héroïnes étaient des adolescentes noires. Dans Quand on a dix-sept ans, l’un des deux personnages principaux, Tom, est un jeune homme métisse. André Téchiné explique que c’était important pour lui. L’était-ce aussi pour vous et pourquoi ?
Ce qui était important pour lui était important pour moi. Il s’agissait, là aussi, de faire bouger les représentations, et de montrer que ce paysan qui perpétue une forme d’agriculture ancestrale dans des montagnes françaises reculées, ce pouvait très bien être un métis.
Ce personnage est aussi une évocation de Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë : lui aussi est métisse et adopté. Cette représentation de Tom que nous avions en tête s’est concrétisé au casting. Je pense que le duo formé par Kacey Mottet-Klein et Corentin Fila est l’incarnation physique de quelque chose que l’on ne voit pas souvent dans le cinéma français.
Dans une scène très belle et mystérieuse, Tom sort de chez lui en pleine nuit et au cœur de l’hiver pour se baigner entièrement nu dans l’eau glacée d’une rivière. Comment avez-vous imaginé cette scène ? Quelle importance revêtait-elle à vos yeux dans l’histoire ?
C’’est une scène où j’ai essayé de donner de l’espace à la mise en scène d’André. Elle lui laissait la possibilité de filmer la nature et sa sensualité. Les deux scènes de baignade dans la rivière représentent à la fois l’expérience de cette nature dont Tom est amoureux et un point de bascule dramatique dans la prise de conscience du désir de Damien.
Les personnages sont ainsi les explorateurs d’un monde à la fois très pictural et fantasmatique. Ces scènes de nature sont donc très importantes pour que nous puissions comprendre Tom et Damien et pour qu’ils puissent se comprendre eux-mêmes.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Votre prochain scénario sera-t-il mis en scène par vous-même ou par un-e autre ?
Je termine l’écriture du premier long-métrage de Para One (musicien français qui a réalisé la bande originale de Naissance des Pieuvres et Bande de filles, NdlR). Cela fait dix ans qu’on travaille ensemble et que l’on réfléchit à ce projet qui est aussi important pour moi que si c’était le mien. C’est un thriller qui se déroule dans une communauté religieuse, un film sous l’influence de Chris Marker.
J’ai aussi écrit un film d’animation en stop motion qui va bientôt sortir, une espèce de mélodrame pour enfants. C’est l’histoire d’un petit garçon qui se retrouve dans un foyer avec d’autres gamins abandonnés par la vie. Et je réfléchis toujours à mon prochain long-métrage…
Vous vous essayez à beaucoup de genres différents. Est-ce pour ne pas vous laisser enfermer dans une case ?
C’est une belle vie de faire des films, mais il faut tenir bon pour mener à bien les projets. Et, pour rester dans le désir, il ne faut pas reproduire ce qu’on a déjà fait. J’aime le cinéma dans toute sa diversité et j’aime m’aventurer là où je n’ai pas été auparavant. Je considère mes trois premiers films comme une trilogie sur la jeunesse, mon prochain film ira vraiment ailleurs.
Quand on a dix-sept ans, d’André Téchiné, avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet-Klein, Corentin Fila.
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