
Il est d’ailleurs peu courant qu’une B.O. de ce compositeur allemand fasse autant parler d’elle. Il est même peu courant qu’une B.O. tout court fasse débat, sinon dans les cercles de fans.
Mais s’agissant de Zimmer, longtemps abonné aux partitions ultra musclées de blockbusters américains, il est clair que sa rencontre avec le réalisateur Christopher Nolan a marqué un tournant dans sa carrière, aboutissant à cette étonnante bande originale d’Interstellar.
En collaborant avec le réalisateur anglais depuis Batman Begins en 2005, Zimmer a commencé à injecter dans ses compositions, jusqu’ici guère réputées pour leur finesse, (Jours de Tonnerre, Broken Arrow, Rock…) une touche de gravité qui lui était presque inconnue, à l’exception de ses musiques pour La ligne rouge, Gladiator ou encore Hannibal, rares pépites dans une succession de travaux majoritairement bruyants.
Avec deux Batman de plus et Inception, autres réalisations de Nolan mises en musique par Zimmer, ce dernier a véritablement pris une nouvelle dimension qui lui a d’ailleurs permis de ne pas trop rater les récentes B.O. des deux épisodes de Sherlock Holmes version Guy Ritchie ni celle de Man of Steel, résurrection de Superman produite par… Nolan, ou encore Rush dont le sujet (la course automobile) aurait pu le conduire à renouer avec la facilité. Avec Zimmer plus qu’avec n’importe quel autre réalisateur, lorsque le film est bon, la musique l’est (souvent) aussi.
Musique spatiale
Jusqu’ici, en termes de musique pour film spatial, on avait à peu près tout entendu. Le style symphonique était le plus représenté, à des degrés divers de grandiloquence. Spécialiste incontesté, John Williams a longtemps régné sur le genre, de Star Wars à Superman, sans jamais rien révolutionner mais en nous laissant, entre marches impériales et hymnes triomphants, des thèmes inoubliables devenus des classiques.
Dans un bref tour d’horizon des compositeurs qui se sont frottés à l’exercice, on retiendra Jerry Goldsmith (Star Trek, Alien…), James Horner (Star Trek 2 et 3, Apollo 13, Avatar), Graeme Revell (Red Planet), Michael Giacchino (les récents Star Trek) ou Steven Price (Gravity), tous excellents mais jamais bien novateurs à l’exception d’Horner qui fut l’un des premiers à utiliser l’électronique au début des années 80.
Dans d’autres cas, on ne s’est pas cassé la tête à faire composer du ‘classique’ par un compositeur contemporain, on est allé déterrer des compositeurs classiques, comme le fit Kubrick pour 2001, l’odyssée de l’espace, en ’embauchant’ Richard Strauss et Johann Strauß.
Jusqu’à ce qu’enfin, pour Mission to Mars, Ennio Morricone ne propose une B.O. spatiale certes très orchestrale, mais rythmée de choeurs et de sons électroniques inquiétants parfaitement en phase avec l’ambiance du film (au demeurant un peu emmerdant).
Processus inversé
Morricone, Zimmer… Si chez l’allemand, il n’y a certainement pas ce sens de la mélodie cher à l’italien, Zimmer construisant davantage ses morceaux comme une suite de séquences, elles-mêmes composées d’une succession de couches (qui peuvent à la longue paraitre un poil indigestes), il faut lui reconnaitre un goût pour l’expérimentation assez proche de celui qui conduisit Morricone à utiliser toutes sortes de bruits, grincements, cris d’animaux et autres instruments incongrus pour rythmer ses compositions.
Ainsi Zimmer saupoudra t-il la musique des Sherlock Holmes d’effets sonores très Morriconesque, usant également d’instruments anciens chers au maestro romain et allant même jusqu’à intégrer un morceau de Morricone directement emprunté à sa B.O. de Sierra Torride, un western de 1970.
Mais surtout, comme Ennio composa la musique mythique d’Il était une fois dans l’ouest avant le tournage du film de Leone, Hans se lança dans le projet Interstellar bien avant que ne soit tournée la première scène. Ainsi, depuis que Zimmer collabore avec Nolan, ce dernier insiste pour impliquer le compositeur de plus en plus tôt dans la production du film.
« Selon moi, explique le réalisateur dans le livret du CD, la musique est un élément fondamental, bien plus qu’une simple épice dont on saupoudre un plat une fois qu’il est cuit. »
Dans cette optique, Nolan proposa au compositeur une approche très inhabituelle en lui demandant de ne lui consacrer qu’une journée.
« Je lui ai donné une enveloppe contenant une feuille sur laquelle j’avais noté, de façon très abstraite, le thème de mon prochain film, sans aucun autre détail sur le genre ou sur le scénario. Puis, je lui ai demandé d’écrire un morceau qui serait son interprétation musicale de ma note, et de me faire écouter le résultat en fin de journée ».
Zimmer accepte et le soir venu, il confie à Nolan un CD sur lequel est gravé son morceau, intitulé Day One (morceau présent sous ce titre sur le CD de la musique du film), base de la future musique d’Interstellar. Inverser le processus d’écriture de la B.O. en la faisant composer avant le tournage avait pour but, explique Nolan
« de donner une pleine et totale liberté aux instincts émotionnels et musicaux de Hans, afin que la narration du film et la musique se développent ensemble dès le tout début ».
Les grandes orgues de Temple Church
En faisant appel aux grandes orgues Harrison & Harrison de l’église Temple Church de Londres (bâtie par les Templiers au 12ème siècle), Zimmer démontre que l’incroyable puissance et la résonance de l’orgue est idéal pour accompagner des images de solitude et de grandeur spatiale.
Le recours à cet instrument n’est pas courant dans la musique de film, principalement en raison de sa taille et de l’impossibilité de le déplacer qui contraint les compositeurs à quitter leur studio pour procéder sur place aux enregistrements.
Autre obstacle redouté par Zimmer, l’instrument est notoirement difficile à synchroniser avec d’autres en raison du délai entre la frappe de la note et la sortie du son, mais dans le cas d’Interstellar, l’effort a indéniablement payé car non content d’apporter une formidable grandeur à sa musique, les grandes orgues offrent une variété de sonorités permettant d’illustrer une grande palette de séquences très différentes les unes des autres.
Car avec un tel instrument, il eut été facile de se contenter d’envoyer du bois et de jouer uniquement sur la puissance. Cependant, associées à un orchestre symphonique, les grands orgues d’Interstellar sont toutes à la fois mélancoliques, contemplatives, dramatiques, sombres et néanmoins pleines d’espoir. Très à l’image des sentiments transmis par le film de Nolan. Tantôt guillerettes, apportant ici une touche d’espoir, plus graves ailleurs, créant l’urgence et la tension et poussant enfin vers une forme de recueillement, nous emportant bien au delà de la simple élévation spirituelle et religieuse pour laquelle l’instrument à été conçu.
Peu conventionnel
Mise en vente quinze jours après la sortie du film, la B.O. de Zimmer s’est donc récemment offerte aux oreilles de ses fans. « Je souhaitais que les gens la découvrent en regardant le film », expliqua-t-il à HuffPost Live,
« pas en l’achetant avant pour l’écouter sur leur Mac ou avec des petits écouteurs. Je voulais qu’ils connaissent l’expérience viscérale d’être cloué à leur fauteuil par la musique ».
Mais beaucoup de spectateurs feront l’impasse, pas seulement parce que la majorité d’entre eux n’achètent jamais de B.O. mais parce que, s’agissant de celle-ci, certains l’ont trouvé omniprésente, voire même agressive et nuisant parfois à la bonne compréhension des dialogues. Cette fois, c’est Nolan qui répond, sur le site du Hollywood Reporter :
« J’ai toujours adoré les films qui présentent la musique d’une façon impressionnante et ceci est une approche inhabituelle pour un blockbuster grand public, mais j’ai le sentiment que c’est la bonne approche pour un film expérimental. Beaucoup de cinéastes que j’ai admirés au fil des années ont utilisé la musique de manière audacieuse et aventureuse. Je ne suis pas d’accord avec le fait que l’on puisse comprendre clairement l’histoire seulement à travers le dialogue.
La clarté de l’histoire, la clarté des émotions – j’ai essayé de les rendre d’une manière subtile et progressive en utilisant les différentes choses que j’avais à ma disposition – image et son. Nous avons soigneusement étudié les décisions artistiques. Il y a des moments particuliers du film où j’ai décidé d’utiliser les dialogues comme effets sonores, donc parfois, c’est mixé sous d’autres effets sonores ou avec d’autres effets pour souligner combien les bruits environnants sont forts. Ce n’est pas comme si personne n’avait fait ça auparavant, mais c’est peu conventionnel pour un film Hollywoodien. »
Si elle a pu gâcher la séance de quelques spectateurs ou en laisser d’autres indifférents, la musique d’Interstellar fait partie de ces B.O. qui existent au-delà de la salle de cinéma et peuvent être écoutées, non seulement sans en avoir préalablement capté une seule note durant le film, mais également en ayant même pas vu le film.
C’est déjà un compliment, pour une bande originale, que d’être appréciable par elle-même, sans le concours des images. Mais Interstellar est une expérience à tenter, unique dans le registre de la musique de film, et de la musique tout court. Une expérience qui met de bonne humeur et non de mauvais Zimmer.
Pour s’informer intelligemment sur les orgues, il se trouve, dans les bonus du DVD du spectacle d’Alexandre Astier, « Que ma joie demeure », un excellent petit docu, « Une expertise d’orgue » présenté par Astier.
En bref Zimmer a toujours innové son propre style. Il s'est certes plusieurs fois répété, reprenant certaines idées jusqu'à les pousser au bout de l'exploitation. Il a aussi inventé énormément de choses que beaucoup de compositeurs mineurs ont allègrement repris (certes, la corne de brume d'Inception et la basse de Batman Begins, mais aussi les choeurs d'USS Alabama, le style de Gladiator ou du Roi Arthur, etc). Interstellar, bien que novatrice, n'est pas la musique la plus innovante ou la plus extraordinaire de son répertoire et j'aurais, à la rigueur, mieux compris la publication d'un tel article lors de la sortie d'Inception, dont la musique a pour le coup été une vraie révolution, suivie par à peu près tous les compositeurs de musique de film, jusqu'à en rendre lassante l'idée géniale de la corne de brume (celle qu'on entend à présent dans à peu près toutes les bandes annonces, et à peu près toutes les musiques de film, à l'exception de celles de Zimmer...).
Oui, j'aurais pu citer certains des morceaux que vous listez. Je ne les connais pas tous mais faut il-absolument connaitre l'oeuvre d'un musicien sur le bout des doigts pour s'en faire une idée à peu près réaliste ? Je pense en avoir écouté bien assez pour pouvoir écrire ce que vous avez lu. J'aurais pu vanter la nervosité et l'originalité de certains thèmes de "Black Rain" ("Suite B / Charlies loses his head"), la finesse de "Frost/Nixon", la grandeur religieuse de "Da Vince Code" ou "Anges & Démons", j'aurais pu mentionner son intéressante reprise du fameux thème de Lalo Schifrin pour "Mission Impossible 2" (et le très prenant "Injection", oui, en effet) et revenir sur l'excellente et mélancolique B.O. du "Dernier Samouraï"… Sauf que l'article n'avait pas pour but de couvrir la déjà longue carrière de Zimmer mais de se se consacrer à la musique d'"Interstellar".
Libre à vous d'aimer "Le Roi Lion", "Backdraft" ou "Pearl Harbor", il n'en demeure pas moins que si Zimmer est l'un des tous meilleurs compositeurs actuels (avec certaines des qualités que vous citez), une grande part de ce qu'il a composé avant le milieu des années 2000 n'a pas grand intérêt.
Cela dit, si je n'apprécie qu'à moitié le ton un peu professoral de votre intervention qui m'a rappelé certaines heures sombres de ma scolarité, c'est un bonheur de savoir qu'il existe ici bas de réels connaisseurs en matière de musique de film, genre qui reste encore trop réservé à un public de fans.
"faut il-absolument connaitre l’oeuvre d’un musicien sur le bout des doigts pour s’en faire une idée à peu près réaliste ?"
Il faut connaître quelques incontournables. Par exemple, il serait vraiment regrettable de ne juger Williams que sur Star Wars et Jurassic Park sans connaître La Liste de Schindler, parce que cette seule oeuvre suffit à totalement changer le regard que l'on porte sur Williams. De même certains thèmes de Zimmer auraient pu vous faire changer d'avis lorsque vous affirmez "il n’y a certainement pas [chez Zimmer] ce sens de la mélodie cher à l’italien". Personnellement je n'irai pas jusqu'à prétendre que Zimmer a fait plus que Morricone pour la musique de film (pour moi aussi le compositeur italien est une véritable légende vivante), mais il n'est pas loin en-dessous, surtout dans le domaine de la mélodie. Les thèmes de Gladiator, par exemple, font preuve d'un très grand sens mélodique et après le film j'avais chacun des thèmes principaux dans la tête. Peu de compositeurs aujourd'hui sont capable de cette prouesse.
La période que vous citez, 1990-2000, m'apparait comme très irrégulière, des chefs d'oeuvre comme "La ligne rouge", "Gladiator" ou "Hannibal" cohabitant avec de grandes déceptions comme "Le pacificateur" ou "Les larmes du soleil". Sans parler de chef d'oeuvres, des réussites telles que "Rain Man" ou "Black Rain" côtoient "Rock" ou "Jours de Tonnerre". Mais on peut faire le même constat chez d'autres grands compositeurs, notamment Morricone, dont la créativité s'est nettement émoussée durant les années 90. Vous me disiez être d'accord avec le fait que la musique d'"Interstellar" possède une "vie propre" et qu'on peut l'apprécier sans les images. C'est ce que je retiens du Zimmer de ces dernières années, qui produit des B.O. dont la qualité va au-delà de la simple musique de film, la "Mickey Mouse music", comme la qualifiait John Barry, une musique qui se contente, par des effets souvent faciles, de suivre et souligner l'action sur l'écran et qui caractérise le style de HZ pour ces films dits "musclés".
A partir de ce constat personnel, j'en viens donc à considérer que l'oeuvre de Zimmer depuis une petite dizaine d'année, a formidablement gagné en maturité, en profondeur et en gravité, des qualité que je ne retrouve qu'épisodiquement dans ce qu'il a composé avant. C'est selon moi depuis "Batman Begins" qu'il a véritablement acquis cette "identité sonore" dont vous parlez, et non pas avant. Le terme que j'ai employé, "bruyant", pour qualifier cette période, est certainement un peu réducteur, j'en conviens. "Irrégulier" eut été plus adéquat.