Tous les deux ans depuis 1996, le défilé de la Biennale de la danse rassemble des milliers de participants et plusieurs centaines de milliers de spectateurs. Symbole de la réconciliation entre le centre-ville et la banlieue, il est devenu un outil de marketing territorial pour vendre à l’international une certaine idée de Lyon, où règnerait la mixité sociale.
Défilé de la Biennale de la Danse 2010, rue de la République à Lyon. Le groupe de Vénissieux. Crédit : La Biennale de Lyon.
Dimanche après-midi, rue de la République, au centre du centre-ville, défileront plus de 4 000 danseurs que regarderont près de 300 000 spectateurs, selon une estimation faite à partir des scores à cinq chiffres déjà atteints les années précédentes.
Avec un pareil succès, le défilé de la Biennale est certainement l’une des lyonnaiseries contemporaines les plus étudiées par les chercheurs en sciences sociales qui, nombreux, ont essayé d’en dégager le sens politique.
1/ La banlieue débarque en centre-ville
A l’origine du défilé, il y a l’envie d’un homme, Guy Darmet, directeur de la Biennale de la danse. De retour du carnaval de Rio, il s’inspire des écoles de samba implantées dans les favelas pour faire descendre la danse contemporaine dans la rue.
Ce qui donne, à partir de 1996, le défilé. Soit la rencontre des collectifs de hip-hop, de chorégraphes professionnels et d’habitants de l’agglo lyonnaise, notamment des quartiers dits « sensibles » de la banlieue.
Les médias papiers, comme Libération, ou audiovisuels ont tout de suite fait ressortir le message socio-culturel du défilé, l’union du centre-ville de Lyon et de sa banlieue. Comme dans ce reportage du journal télévisé d’Antenne 2 où l’on apprend que « les quartiers difficiles sont les rois de la fête ».
2/ Un « rituel d’agglomération » très officiel
Le premier chercheur à théoriser sur le défilé a été le politologue Philippe Dujardin, qui a forgé le concept de « rituel d’agglomération ». Dans un article, il explique la double signification de ce concept :
- « En 1996, Ceux qui étaient aux marges, les marges de la banlieue, avaient désormais le droit de s’exhiber au cœur de la cité. (…) Cette « chienlit » était là, en dignité, applaudie par des dizaines, des centaines de milliers de personnes totalement ébahies par ce qui se passait ».
- « A l’occasion du défilé de 1996, et pour la première fois dans son histoire, l’agglomération, et non plus la ville de Lyon, se donne à voir, hors des fonctionnalités convenues de la voirie, de l’entretien des espaces verts, des transports, de l’urbanisme. Il y a 55 communes dans la Communauté urbaine de Lyon. (…) Le défilé donne à voir ce corps civique ! Littéralement une « agglo » marche devant mes yeux. »
L’expression de « rituel d’agglomération » a tellement plu aux politiques qu’elle est même devenue un élément de langage repris dans les communiqués officiels de la Biennale, après avoir été utilisée par la mission prospective « Millénaire 3 » de la communauté urbaine.
Dans le dossier de presse de l’édition 2012, le président (PS) du Grand Lyon, Gérard Collomb, reprend le concept en le « métropolisant » :
« Avec le Défilé, moment festif et fédérateur pour nos territoires, c’est toute la métropole – de Saint-Étienne aux Portes de l’Isère, de Feyzin à Rillieux-la-Pape, de la Duchère à Mermoz – qui danse ensemble. Le Défilé, c’est l’incarnation du vivre-ensemble et de la mixité que nous promouvons partout dans l’agglomération lyonnaise. »
3/ Un défilé de classes moyennes ?
Le sociologue Pierre Mercklé a remis en question cette présentation officielle du défilé. Pour lui, il n’est pas ouvert aux plus pauvres et aux plus éloignés des pratiques culturelles dominantes. Se fondant sur l’analyse de 1600 questionnaires distribués aux participants du défilé de 2002, le sociologue affirme que les danseurs amateurs issus des « classes favorisées » sont « sur-représentées » :
« Les danseurs du Défilé constituent un groupe socialement beaucoup plus favorisé, beaucoup plus jeune, et plus féminin. De ce fait, le considérer comme un « reflet de la réalité sociale » semble relever nettement plus du vœu pieux ou du fantasme que de l’observation sociologique ».
Cette étude a été très mal reçue par les instances politiques (le Grand Lyon notamment) et par les organisateurs du défilé, qui pointent de nombreux biais méthodologiques (par exemple, les personnes les plus marginalisées n’ont pas rempli de questionnaire). Une « contre » étude a été commandée à l’Institut d’urbanisme. De cette étude, il ressort que les participants du défilé de 2010 sont bien le reflet des habitants du Grand Lyon : 22% des participants du Grand Lyon vivent en quartier classé Contrat Urbain de Cohésion Sociale (CUCS). Ce chiffre est à rapprocher des 23% d’habitants du Grand Lyon qui vivent dans ces quartiers, selon les organisateurs du défilé.
Mais on peut vivre dans une banlieue ou un quartier dit « sensible » et ne pas relever des publics « prioritaires » de la politique de la ville que le défilé est censé toucher.
C’est pourquoi, au-delà des chiffres, les organisateurs du défilé mettent en avant le « volet insertion » que chaque ville ou chaque quartier développe le temps du défilé. Xavier Phélut, coordinateur, explique que, tous les deux ans, une « centaine de personnes » est concernée :
« Tous les acteurs de l’insertion, au premier rang desquels la Maison de l’emploi, nous font remonter les impacts positifs de la participation au défilé. Cela permet de « dynamiser » leur parcours mais aussi de sortir de l’isolement ou de retrouver une meilleure confiance en soi ».
Défilé de la Biennale de la Danse 2010, rue de la République à Lyon. Le groupe de Bron. Crédit : La Biennale de Lyon
4/ Du marketing territorial
Cette déambulation dansée reste le symbole de l’unification du centre-ville et des banlieues auquel travaille la communauté urbaine depuis les émeutes urbaines des années 80 et 90. C’est même pour le sociologue spécialiste de la question urbaine, Jacques Donzelot, « la consécration » des opérations de renouvellement urbain :
« De ce rattachement des grands ensembles de la périphérie de l’agglomération au centre-ville, de l’attribution à chacune des cités d’une qualité urbaine, de leur capacité à mêler des populations venues d’ici et d’ailleurs, la fameuse Biennale de la danse constitue, en quelque sorte, la consécration ».
Ce discours porté par les politiques s’est doublé d’une volonté d’internationaliser l’agglomération lyonnaise. Internationalisation initiée à la fin des années 80 par Michel Noir, prolongée par Raymond Barre puis, aujourd’hui, par Gérard Collomb.
Ce que le sociologue Lionel Arnaud nomme du « marketing territorial », après une enquête conduite en 2002 :
« Cette volonté de faire de Lyon une métropole européenne susceptible de rayonner à l’international nécessitait de réfléchir à son image. A la valoriser. Pour attirer du capital social et humain, il faut rendre la ville attractive. La politique culturelle participe de cela ».
Pour ce chercheur, la conséquence de l’internationalisation de la ville a conduit les organisateurs du défilé a « domestiqué » la culture hip-hop au fondement du défilé en 1996.
« Pour attirer de potentiels habitants qui ont un capital culturel différents des habitants des banlieues, il faut faire en sorte que ça corresponde à leur goût. On transforme donc le contenu de la danse hip-hop en supprimant sa dimension politique de contre-culture. »
Un hip-hop qui devient, selon son terme, « esthétisé ».
>Article initialement publié le 7 septembre 2012
Chargement des commentaires…