
Blog du taulard #6 : « Je ne te dirai rien sur les raisons qui m’ont jeté en enfer »
Pas de chance, mes propos n’ont aucun lien avec l’émission « Faites entrer l’accusé » qui fait croire qu’à chaque coin de rue il y a un assassin. Avec moi, ce serait plutôt Faites-le sortir ! Tu te doutes, lecteur, que je ne témoigne pas pour l’audimat de la ménagère de moins de 50 ans.
Donc je ne te dirai rien sur les raisons qui m’ont jeté en enfer. D’abord je ne témoigne pas spécialement en mon nom. Je ne suis pas dans la plainte et je n’essaie pas d’apitoyer le chaland de la toile pour le faire pleurer sur les taulards. Je témoigne au nom de tous ceux qu’on enferme et qu’on fait souffrir. Je le fais car il s’agit d’abord d’une question sociétale qui relativise de manière sensible la démocratie vantée par les élus et leur clique avec l’appui des médias. Je soulève avant tout une réflexion politique. J’informe donc en dehors d’un « intellectualisme bobo ».
Il faut choisir : réfléchir ou évaluer celui qui parle
Ne viens pas invoquer l’objectivité ou la neutralité, car si tu les crois possibles, passe ton chemin, et retourne écouter Pernaut ou Pujadas. Ton label de vérité sera « Vu à la télé ». Ne te fais pas de souci, tu te reconnaîtras dans ce qu’on appelle l’opinion publique.
Cette question, « Qu’a-t-il fait ? » a au moins l’avantage de t’alerter sur le formatage que tu subis. Car si les mêmes phrases écrites par un conducteur sans permis, un voleur ou un homme qui a tué n’ont pas à tes oreilles le même sens et la même valeur et la même portée, ça pose un problème fondamental. Si les mots et leur signification dépendent de la place et d’un fait commis par celui qui les énoncent, cela signifie que tout partage et toute réflexion sont voués à l’échec. Si la parole est elle aussi enfermée dans des classifications, des étiquettes et donc par nature dans le jugement, l’échange est caduc. Il faut choisir, lecteur : réfléchir ou évaluer celui qui parle.
Apprendre de la racaille
Quant à ceux qui ânonnent le discours de comptoir des aficionados du tout sécuritaire, comme quoi une taule c’est le Club Med, que les prisonniers ont la télé à écran plat, qu’on leur propose des activités, des formations, des loisirs et autres conneries mensongères, qu’ils aillent rejoindre l’Institut pour la justice, cette émanation de la droite la plus dure.
Dans la tradition de la méritocratie chère à Sarkozy et ses sbires, ils pourront dire qu’on ne l’a pas volé ce châtiment, qu’ici ce n’est pas encore assez inhumain ; et opposer les victimes et les auteurs pour refuser la voie de la médiation et vouer aux gémonies les abolitionnistes de la prison, dont je fais partie.
Comment pourrais-je te dire le non sens et la barbarie du concept même de punition, qui implique que l’humain doit être dressé s’il ne rentre pas dans le rang ? Peux-tu entendre que le début de la parole est la fin de la violence ? Pour être privé de parole, ici, tous les jours, entre les murs, j’ai l’expérience et je sais de quoi je parle. Alors que ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’une porte de cellule qui se referme dans le dos, écoutent ceux qui le vivent. Que ceux qui ignorent tout de l’enfermement et de l’humiliation des matons acceptent d’apprendre de la racaille.
Il faut arrêter de croire que les taulards sont des gros cons analphabètes, des « cas soc’ » incurables et incapables de réfléchir, des monstres dont il faut se protéger. Si on avance là-dessus, lecteur, je te jure que la démocratie ira déjà un peu mieux.
J’ai entendu parler de cette identité qu’on t’inculque de force, et à laquelle tu dois adhérer pour pouvoir faire ton chemin dans ce monde qui fonctionne en vase clos, de cet interdit de résistance passive, cf. Erving Goffman.
Je n’ai aucune idée de ce qui est vrai, de ce que ça peut être en réel.
Tout ce que je sais, c’est que quand ma mère me parle des cours d’arts qu’elle donne en prison et qu’elle entend hurler, quelque part autour d’elle, «J’en peux plus !!! Faites quelque chose !! J’en peux plus !!», je veux qu’elle se taise.
Tous ceux qui pensent que l’organisation, par la République, d’une institution rodée à réduire à néant la moindre bribe de personnalité, à gonfler les détenus de haine et à en contenir l’expression pour pousser la tension jusqu’à faire vivre l’insoutenable ; Tous ceux qui pensent que c’est mérité et bien normal, devraient militer pour la peine de mort, ou prendre conscience du fait que ces détenus ravagés et poussés hors de l’humain marcheront libres à nos côtés demain. Une punition a par définition une valeur éducative. Je ne la vois pas ici. La prison est une institution d’un rétrograde hallucinant.
Cette question, « Qu’a-t-il fait ? » a au moins l’avantage de t’alerter sur le formatage que tu subis. Car si les mêmes phrases écrites par un conducteur sans permis, un voleur ou un homme qui a tué n’ont pas à tes oreilles le même sens et la même valeur et la même portée, ça pose un problème fondamental. Si les mots et leur signification dépendent de la place et d’un fait commis par celui qui les énoncent, cela signifie que tout partage et toute réflexion sont voués à l’échec. Si la parole est elle aussi enfermée dans des classifications, des étiquettes et donc par nature dans le jugement, l’échange est caduc. Il faut choisir, lecteur : réfléchir ou évaluer celui qui parle.
Mais est-ce que tu pourrais, toi, en t'adressant aussi à la lectrice, pas seulement au lecteur ; en cessant de cibler "la ménagère de 50 ans" (ou de moins de - variante), montrer que tu ne prends pas les femmes pour des grosses c... etc. ?
Est-ce que tu pourrais cesser d'établir d'avance les pensées, opinions, présupposés, préjugés et autres stéréotypes de ces lectrices-teurs ?
De deux choses l'une : soit tu nous informes et tu conserves ta posture d'informatrice-teur - ce que tu fais d'ailleurs très bien, pour avoir lu plusieurs de tes articles - sans faire les demandes et les réponses, soit tu fais de l'opinion à propos de celles-ceux qui sont dehors, et quand tu sortiras, alors, tu feras de l'opinion à propos de celles-ceux qui sont dedans ?
Chaque fois que j'évoque la taule, même sans y avoir jamais mis les pieds (mais j'ai beaucoup lu les taulards), je suis transie à l'idée de ce qui s'y passe et quelque chose en moi pleure de rage. Chaque fois que je réfléchis à ce qui pourrait être fait pour que ce soit autrement, qui ne coûterait pas cher d'ailleurs, juste un peu de courage politique (denrée plus rare que le coltan), et qui ne se fait pas, je suis en colère noire. Donc quand je te lis, j'offre déjà une surface sacrément réceptive à ta gravure. Inutile donc de me supposer lectrice du DauBé, groupie de Pernaut, ni surtout ménagère (le ménage, c'est la taule à perpète des bonnes femmes et vous savez ce qu'elle vous dit, la ménagère ? Qu'elle en a marre de cette expression à la con).
Passée cette mise au point, si tu peux te défaire de ce défaut de jeunesse (imaginer la lectrice-teur plus con qu'ellil n'est), alors un dialogue en écriture est possible, même si la majorité d'entre nous (qui te lisons) est, comme toutes les majorités, silencieuses. Cela n'empêche qu'elle se nourrit de tes lignes et se fout éperdument de ce que tu as fait ou pas fait. Ce que tu fais aujourd'hui, c'est écrire. C'est cela seulement que nous savons de toi et ça nous suffit pour t'accorder tout le crédit possible.
Je te souhaite donc de te débarrasser de tes propres préjugés sur nous autres, les hors-taule, et de foncer dans ton écriture, qui est indispensable.