Une pluie battante s’écrase sur l’asphalte de l’avenue des Frères-Lumière, un mercredi après-midi d’août. C’est dans cette artère que nous retrouvons Besma Allahoum, l’une des rares kebabières de Lyon. L’expression surprend l’oreille, tant elle sonne inhabituelle. Mais pour la jeune entrepreneuse, ce mot féminisé prend tout son sens dans le milieu très masculin du kebab.
Devant l’entrée du Chëf Berliner, chaîne qui a ouvert son deuxième établissement dans le 8e arrondissement en 2023, la co-gérante nous accueille sourire aux lèvres, toute de noir vêtue.
« Je me suis musclé le bras droit »
En pleine conversation, elle attache ses cheveux. L’ouverture de l’établissement approche. Les allers-retours s’enchaînent entre la chambre froide et la salle. Elle remonte les frites, installe les bacs de tomates, de chou rouge, de feta…

Elle nous montre, entre deux gestes, l’étape la plus cruciale de la mise en place : l’installation des broches. « Le cœur du kebab, c’est la viande. On est des restaurateurs, nous sommes aux petits soins pour elle », confie-t-elle en faisant glisser sur le chariot les deux grandes broches de viandes marinées.
Dès le déballage des broches, l’odeur embaume la pièce. Besma Allahoum saisit une machine curieuse. « Je sors le monstre », lance-t-elle en parlant du couteau à kebab qu’elle maîtrise d’une seule main. « Je me suis musclé le bras droit », blague-t-elle, en maniant la lame rotative de près d’un kilo.

Lorsqu’elle met son savoir-faire à l’ouvrage, les réactions ne se font pas attendre. « Certains hommes étaient étonnés de voir une femme qui tranchait la viande », se souvient-elle. Elle se remémore aussi des clients inquiets à l’idée qu’elle ne soit pas assez généreuse sur les portions dans leur kebab.
Kebab Chëf à Lyon : une affaire de famille
Ses études ne prédestinaient pas vraiment Besma Allahoum à se retrouver devant une broche. Élevée dans une maison nichée au cœur de l’Ardèche, la jeune femme rejoint Lyon après son bac pour y poursuivre ses études supérieures à l’Université Lyon 2, sur le campus de Bron. Elle s’y est formée en sociologie et en psychologie. Mais très vite, une impulsion familiale la pousse à changer de voie.
À l’origine, c’est son frère, Redouane, grand amateur de kebabs, qui lance l’idée. Ne trouvant pas de sandwich de qualité à Lyon, il en fait part à ses proches.
« On avait un jardin en Ardèche, où l’on avait l’habitude de consommer des produits frais. On voulait retrouver cette exigence dans un kebab », raconte-t-elle.
D’autant que, comme elle le souligne : « La version berlinoise était, à l’époque, un concept encore inédit à Lyon. » De son côté, Besma a une solide expérience dans la restauration et la vente, où elle a souvent fini par endosser des responsabilités. Sa mère et sa sœur se joignent aussi à l’aventure : le projet est lancé.
À Lyon, « un projet kebab, ce n’est pas sexy »
Besma et son frère voyagent en Turquie, à Berlin et à Paris pour tester les différents kebabs.
Il leur faudra quatre à cinq ans pour concrétiser leur rêve. S’ensuivent des études de marché, la recherche d’un local, des demandes de financement auprès des banques… Jusqu’à l’ouverture, enfin, de leur propre kebab.
« Avec mon frère, on a fait dix banques au moins avant que notre projet soit accepté, précise Besma. Il y a eu des obstacles : le fait qu’on soit jeune, d’origine maghrébine et que je sois une femme. Et puis un projet kebab, ce n’est pas sexy. »
Dès son ouverture, en 2020, le kebab fonctionne bien. En 2021, le restaurant reçoit le titre de meilleur kebab de France par l’émission culinaire Très Très Bon. Rapidement, la famille ouvre un deuxième établissement dans le 8ᵉ arrondissement. Besma vit le développement de « Chëf » comme un challenge. « Entreprendre, c’est une forme de liberté pour moi. Je ne me verrai pas faire autre chose », affirme-t-elle.

« Je me suis retrouvée face à des hommes qui ne voulaient pas que je sois là »
Elle a dû apprendre le métier de cheffe d’entreprise, un rôle dans lequel il lui a fallu près d’un an pour se sentir à l’aise. « Si j’avais besoin d’aide, je ne pouvais pas appeler le patron, c’était moi, la patronne », plaisante-t-elle.
Aujourd’hui, elle gère les relations clients, encadre des équipes et prend en charge l’administratif. Dans ses échanges quotidiens avec les fournisseurs, les employés et les clients, elle se heurte parfois à des comportements sexistes.
« Je me suis retrouvée face à des hommes qui ne voulaient pas que je sois là », confie-t-elle. En réfléchissant, une phrase d’un de ses employés lui revient en tête. Il m’a dit : « Tu es une femme, ne me dis pas ce que je dois faire. »

Dans ce milieu — comme d’autres —, les femmes sont plus souvent représentées à l’accueil, au service ou en préparation. « Les femmes ont toujours été dans les kebabs, mais plus rares sont celles qui tranchent la viande », constate-t-elle.
Une situation à laquelle elle tente de remédier. Besma forme l’ensemble de son équipe, hommes comme femmes, à toutes les tâches. « J’apprends à mes employées à trancher. Après avoir passé l’appréhension du couteau, elles adorent ça », dit-elle avec fierté. Un petit pas dans la féminisation de la profession.
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