Cela pourrait ressembler un pitch de film américain, entre Loire et Rhône. Le 8 août 2024, une dizaine de policiers sont envoyés chez un ingénieur informaticien, un geek, que son entreprise, Solutec, soupçonne de recel de données sensibles.
À 6 h, les policiers trouvent son logement lyonnais vide. Le jeune homme n’est, en fait, pas bien loin. Il est arrêté dans la Loire, chez ses parents, une heure plus tard. Il passera la journée en garde-à-vue, de 9 h à 17 h.
Cette histoire, c’est ce qui est arrivé à Yanis C. qui sera jugé vendredi 20 juin, au tribunal judiciaire de Lyon. Avec quelques nuances (notables) cependant. Si la garde-à-vue et le débarquement chez les parents ont bien eu lieu, les « données sensibles » sont en réalité une liste de mails professionnels de salariés de l’entreprise Solutec.
Quant au « geek » en question, il s’agit avant tout d’un représentant du syndicat Solidaires informatique, en conflit avec son employeur depuis de nombreuses années.
Pour Yanis C., les problèmes avec son employeur commencent tôt. « En fait, presque depuis le début », selon l’intéressé. Embauché à Solutec avant la crise sanitaire, le jeune homme se syndique rapidement après son arrivée. Très vite, il constate qu’il est très compliqué de faire son travail syndical. En cause : l’accès difficile aux salariés.
Solutec à Lyon : 1500 salariés éparpillés du fait de la sous-traitance
Pour bien comprendre ce qui coince, il faut faire un tour du côté du fonctionnement du marché de l’informatique. « En France, le marché appartient aux « ESN » comme Solutec [entreprises du service numérique, ndlr], explique Florent C., représentant du syndicat Solidaires informatique.
Tout le monde fait appel à elles pour gérer leurs services informatiques : les banques, Orange, TF1, mais aussi les collectivités comme la Métropole ou la Ville de Lyon… » Une sous-traitance qui rend plus difficile la protection des droits des salariés.
À Lyon, Solutec se positionne comme une « grosse » ESN. Forte de 1500 « collaborateurs », l’entreprise se compose principalement de profils jeunes, en début de carrière, si l’on en croit les syndiqués. Sauf que, du fait de cette sous-traitance (soit hors de ses locaux), la plupart des salariés ne travaillent jamais ensemble. « On ne sait pas où sont près de 1200 d’entre eux », souffle Yanis.
Dans ce contexte, le travail d’un syndiqué — être (au moins) au contact des salariés — s’avère compliqué. À plusieurs reprises, Yanis tente d’aller voir des personnes dites « en inter-contrats » lors de ses heures de délégation, c’est-à-dire des personnes qui attendent d’être affectées à une nouvelle mission.
Par deux fois, des managers essayent de l’empêcher d’accéder à ces salariés, selon son récit. « Une fois, j’ai menacé de venir avec un huissier. Ils ont fini par me laisser passer », reprend-il. Dès décembre 2019, le syndicat dénonce des « entraves » au déroulé de sa mission.

Un post-it et une première mesure de licenciement chez Solutec à Lyon
C’est dans ce cadre qu’arrive le premier conflit (majeur) entre Yanis C. et Solutec. Le trentenaire vient rendre visite à des salariés d’une autre entreprise sous-traitante. Il vient accompagné d’un syndiqué CGT. Le climat est tendu.
Durant la visite, il échange avec plusieurs salariés. Certains se plaignent de leurs conditions de travail. Pour créer un lien avec eux, il leur glisse son numéro de portable sur un post-it. Ce qui ne plait pas à ses responsables. Énervement, prise de bec… Tendus, les échanges se raidissent encore, jusqu’à atteindre un point de non-retour. Une procédure de licenciement pour faute grave est enclenchée.
Contactée par Rue89Lyon, l’entreprise n’est pas revenue vers nous pour nous livrer sa version des faits. Néanmoins, grâce à un rapport de l’inspection du travail que nous nous sommes procurés, nous pouvons livrer son explication sur ce licenciement :
« [Yanis C] a eu des propos et un comportement exagéré dans sa gestuelle et sa posture (…) Nous ne pouvons pas prendre le risque que ce comportement soit toléré, nous avons une obligation de sécurité, nous devons protéger les autres salariés. »
S’engage un bras de fer entre le syndiqué et sa direction. L’inspection du travail est saisie du dossier. Elle met en avant la « contradiction » des témoignages recueillis par la direction dans le dossier et arrête le licenciement. Qu’à cela ne tienne, l’employeur se retourne vers le ministère du Travail. Celui-ci donne raison à son inspection et affirme :
« Il existe un faisceau d’indices suffisant permettant de démontrer l’existence d’un lien entre la demande de licenciement et les mandats détenus par le salarié. »
Décision qui motive les syndicats à parler de « répression syndicale » dans ce dossier.
Solutec ira jusqu’au bout avec un recours au tribunal administratif, en pure perte. Le « TA » donnera raison à l’inspection du travail et condamnera même la société à verser 1400 euros à Yanis. Bref, le syndiqué, un peu trop empêcheur de tourner en rond, s’en sort. Mais il est toujours dans le collimateur.
La liste, la perquisition et la garde-à-vue
La situation explose à nouveau avec l’affaire de la « liste de mails ». En septembre 2023, Solidaires informatique envoie un tract par mail aux salariés de l’entreprise. 1400 membres du personnel le reçoivent en amont d’élections de représentants du personnel. Ce qui ne plaît ni au syndicat concurrent, la CFE-CGC, ni à la direction. L’objet du litige se concentre sur un élément : d’où vient cette liste ?
« Elle a été réalisée à la main, en prenant des notes », râle Yanis C. « On s’est appuyé sur des mails type », complète Florent C., un autre syndicaliste. Les syndiqués assurent avoir (légalement) consulté le registre unique du personnel, accessible.
Ce n’est pas l’avis de l’employeur. Via une enquête interne, Solutec fait le lien, d’après les éléments de l’enquête à notre disposition, entre l’adresse « solidaires69@orange.fr » et des informations personnelles de Yanis. On lui reproche notamment la collecte de données à « caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite. » En gros : d’avoir piraté le système de l’entreprise et d’avoir enfreint la charte informatique. Une plainte est déposée et une investigation lancée.
Ce qui nous ramène à cette intervention digne d’un film américain, chez les parents de l’ingénieur, demandée par le procureur. Et une garde-à-vue, de 9 h à 17 h. « Quand il s’agit de juger des patrons, les PVs sont classés sans suite. Par contre, là, le procureur en a fait une priorité », grince Florent C. du syndicat Solidaires.
Qu’est-ce qui justifie une telle intervention ? Les enquêteurs craignent une « déperdition des preuves » du fait de la « connaissance en la matière (informatique, ndlr) » de Yanis.
Solutec demande 100 000 euros de préjudice moral
Quoi qu’il en soit, l’audience du vendredi 20 juin est une sacrée épée de Damoclès au-dessus de la tête du syndicaliste. En 2023, Solutec avait évalué son préjudice à 100 000 euros. « Si je perds, ce sera une condamnation pour tout le mouvement social », lâche Yanis C.
Au-delà de son cas, son avenir pose la question du devenir (possible ou non) d’une action syndicale dans ce type de structures. Cela, alors que le secteur informatique, très implanté à Lyon, notamment via Solutec, connaît des difficultés économiques. Et que certains gros acteurs arrivent sur le marché. Selon Les Echos, la boîte lyonnaise devrait être cédée à Aubay, une ESN de 7500 consultants, éparpillée sur sept pays. Un autre type de structure.
Forcément, les syndiqués s’inquiètent de cette arrivée pour le devenir des salariés. Mais, pour Yanis, c’est d’abord son avenir qui est en jeu. Si le tribunal correctionnel le déclare coupable des faits reprochés, il est fort à parier que son employeur utilise cette décision pour finir par le licencier. Contactée en amont du procès, l’entreprise Solutec n’est pas revenue vers nous (voir nos coulisses).




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