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Amazon à Saint-Priest : une gestion RH en carton ?

Alors que le syndicat SUD Solidaires organise un rassemblement en soutien au licenciement d’un employé de l’Amazon de Saint-Priest devant les Prud’hommes le 17 janvier prochain, la rédaction s’est penchée sur les pratiques des ressources humaines du site : Liberté d’expression limitée, enregistrement à l’insu d’un représentant du personnel, politique encouragée de délation…

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À l'Amazon de Saint-Priest, Jérémy s'est plaint de ne pas avoir la place de circuler en respectant les distances sanitaires. Il a été licencié depuis. Une photo libre de droit Pexels par Tiger Lily.

Jérémy P. est employé de tri au sein de l’entrepôt Amazon de Saint-Priest depuis juin 2018. Il travaille la plupart du temps de nuit et représente un employé rentable pour le site, il raconte :

« Normalement, il faut trier 300 colis en une heure, moi, je pouvais aller jusqu’à 800 les bons jours. »

Pourtant, il est convoqué le 27 avril dernier par sa responsable des ressources humaines. Il est mis à pied par son entreprise avant d’être notifié de son licenciement pour cause réelle et sérieuse deux semaines plus tard. Sur sa lettre de licenciement, il lui est reproché d’avoir tenu des propos « calomnieux, insultants et provocateurs » sur l’application de messagerie professionnelle d’Amazon, appelée « Chime ».

Ce père de deux enfants ne cache pas qu’il a toujours eu à cœur d’être transparent avec son équipe et ses supérieurs :

« C’était une politique du site. Ils passaient leur temps à dire qu’ils voulaient s’améliorer et qu’on devait leur dire si il y avait des problèmes. Moi, je ne me faisais pas prier, je disais assez honnêtement les choses qui n’allaient pas. J’en parlais avec tout le monde, mes collègues, mes managers, le directeur du site… »

« On n’est pas des esclaves »

Jérémy P. se souvient d’ailleurs que la première fois qu’il formule des difficultés liées à ses conditions de travail sur l’application de messagerie, le directeur en personne le félicite pour son honnêteté.

Cependant, d’après le père de famille, l’ambiance se dégrade peu à peu au sein de l’entreprise, les cadences devenant de plus en plus soutenues, et les oreilles de leurs supérieurs de moins en moins attentives. Jérémy a par exemple écrit sur l’application « Chime » :

« La station de tri est plus petite que les autres qui font le même chiffre [de colis] les deux mètres [de distance sanitaire] ne sont sûrement pas respectés, et c’est une galère de passer avec notre grosse boîte grise pour récupérer les colis. »

Selon lui, ses collègues et lui n’ont pas à assumer des cadences qui leur feraient dépasser leur temps de travail.

« On n’est pas des esclaves qui devons rester à chaque fois jusqu’à je-ne-sais quelle heure pour faire le surplus de travail. »

Sur le «hub» d’Amazon à Saint-Priest, au sud-est de Lyon, travaillent une petite cinquantaine de salariés en CDI, souvent épaulés par une autre cinquantaine d’employés en CDD ou en intérim. Travaillant majoritairement la nuit, ces employés ont pour tâche de réceptionner puis trier les colis qui seront ensuite envoyés dans toute la métropole.

La plupart d’entre eux viennent d’autres corps de métier, comme le bâtiment par exemple, et se sont retrouvés à travailler pour la firme américaine régulièrement pointée du doigt pour sa gestion implacable des ressources humaines.

« Quand j’ai appris mon licenciement, j’étais en larmes »

Avant son licenciement, Jérémy P. dénonce aussi des relations devenues difficiles et aseptisées avec sa hiérarchie :

« La RH est une version de Robotnik qui ne cherche pas de solution pour nous. »

Certains de ses messages sont d’ailleurs formulés comme des appels à l’aide :

« Essayez la communication […] comme discuter, écouter, aider, intervenir, sourire, rigoler. Je sais bien qu’il y a les gestes barrières, mais il y a aussi les gestes humains qui restent importants. »

Amazon ne l’entend pas de cette oreille et cite dans sa lettre de licenciement le règlement de l’entreprise :

« Tout comportement déplacé, insultant, provoquant ou de nature à porter un trouble au bon fonctionnement de l’entreprise sera susceptible de faire l’objet de sanctions disciplinaires. »

Jérémy P. a vécu comme un choc son licenciement, il ne s’y attendait pas :

« Quand j’ai appris mon licenciement et que j’ai raccroché le téléphone, j’étais en larmes. J’ai deux enfants, perdre son boulot c’est vraiment quelque chose de difficile quand on a des responsabilités pareilles. »

« La hiérarchie demande à ses salariés de rédiger des déclarations contre d’autres salariés »

À l'Amazon de Saint-Priest, Jérémy s'est plaint de ne pas avoir la place de circuler en respectant les distances sanitaires. Il a été licencié depuis. Une photo libre de droit Pexels par Cleyder Duque.
À l’Amazon de Saint-Priest, Jérémy s’est plaint de ne pas avoir la place de circuler en respectant les distances sanitaires. Il a été licencié depuis. Une photo libre de droit Pexels par Cleyder Duque.

Pour Didier Goncalves, animateur syndical SUD Solidaires Commerces et Services, l’entreprise nie la liberté d’expression de Jérémy P. et se débarrasse d’un employé gênant :

« On reconnaît bien là Amazon, une boîte américaine qui n’a pas l’habitude de devoir répondre de la politique interne de ses sites. »

Il fait notamment référence à la victoire du syndicat SUD Solidaires en avril 2020. La justice avait ordonné à Amazon France de restreindre son activité aux seuls produits essentiels pendant le premier confinement. Elle avait également estimée qu’elle n’avait pas veillé à la sécurité et la prévention de ses salariés durant cette période.

« Ils ont une culture d’entreprise très différente de la plupart des entreprises françaises. On est quand même dans une boîte où les supérieurs demandent aux salariés de rédiger des déclarations critiquant d’autres salariés. »

Didier Goncalves aborde ici les « CERFA ». Il s’agit d’attestations incriminant d’autres employés éventuellement réclamées par la direction du site. Les CERFA sont d’ordinaire connus comme les formulaires administratifs réglementés, dont le modèle est fixé par un arrêté et qui sont à destination d’une administration publique. Sauf que dans ce cas précis, les lettres demandées sont à destination de l’employeur, et peuvent servir à établir un faisceau d’indices susceptible de faire pencher la balance en la défaveur d’un employé visé dans le cadre d’un licenciement.

Le directeur de l’Amazon de Saint-Priest a par exemple formulé une demande pour le moins étonnante à Jérémy P. en date du lundi 9 novembre 2020, lui demandant par sms de rédiger un CERFA à l’encontre d’un de ses managers de l’époque. Le directeur a demandé à son employé de reprocher à ce manager de commettre des vols au travail. Nous avons pu consulter cette conversation :

« Tu ne veux pas faire un CERFA ?
– C’est quoi ?
– C’est pour avancer sur ces sujets
– Oui mais je n’ai aucune preuve
-Yes même. Si il y a plusieurs personnes qui le disent, on peut avancer et ça reste confidentiel.
-Il y a d’autres personnes qui le font ? »

Jérémy P. raconte la suite :

« Je n’ai jamais eu de réponse après ça. Je n’ai pas écrit cette déclaration, ça me mettait trop mal à l’aise. Par contre, le manager visé a bel et bien été licencié pour vols. »

« Beaucoup de salariés pensent que l’employeur a toujours raison »

Jérémy P. poursuit :

« J’étais très peu conscient de si c’était grave ou pas. En réalité à Amazon on n’a pas conscience de ce qui est juste ou pas, et la hiérarchie le sait. Aller aux Prud’hommes je ne l’aurais jamais fait si je n’avais pas été aidé par un représentant syndical. Franchement, il est très courageux. »

« Il » c’est Steeve N. . Salarié d’Amazon à Saint-Priest depuis 3 ans, il a ouvert la section syndicale peu après le premier confinement, admiratif de l’impact que le syndicat a eu sur ses conditions de travail pendant la pandémie.

« Beaucoup de salariés pensent que l’employeur a toujours raison, qu’il a tous les droits. »

Avec l’autre délégué syndical de l’entreprise, Steeve N. a initié de nombreux changements à l’Amazon de Saint-Priest. Il donne l’exemple du respect des arrêts maladie.

« Si un employé était arrêté du 20 au 25 janvier, Amazon lui demandait de venir travailler le 25 janvier à minuit. Techniquement l’employé était pourtant couvert par la sécurité sociale jusqu’au lendemain matin. J’ai dit que ce n’était pas normal. Maintenant ils ne le font plus », assure-t-il.

De même, Steeve N. a récemment saisi la médecine du travail. Pendant les « pics » de livraison où l’Amazon de Saint-Priest croulait sous les colis, comme la période de Noël par exemple, les employés rangeaient les cartons à même le sol :

« Ce n’est pas normal, on se casse le dos. On pose le genou 720 fois par nuit au sol. »

Même si Steeve N. assure ne pas avoir eu de nouvelles de la médecine du travail, l’Amazon de Saint-Priest a réorganisé le site pour éviter aux employés de se baisser de trop nombreuses fois pendant leurs heures de travail.

À l'Amazon de Saint-Priest, Jérémy s'est plaint de ne pas avoir la place de circuler en respectant les distances sanitaires. Il a été licencié depuis. Une photo libre de droit Pexels par Tiger Lily.
À l’Amazon de Saint-Priest, Steeve a été enregistré à son insu lors d’une prise de parole dans le cadre de ses fonctions de représentant syndical. Une photo libre de droit Pexels par Tiger Lily.

Un représentant syndical enregistré à son insu à l’Amazon de Saint-Priest

La direction a d’abord accueilli avec une apparente bonhomie l’ouverture d’une section syndicale à Saint-Priest. Cependant, les rapports se sont particulièrement tendus ces derniers temps, allant jusqu’au dépôt d’une plainte au pénal par le syndicat SUD Solidaires contre Amazon. Steeve N. raconte :

« C’est parti d’un matin où j’ai pris la parole en tant que délégué syndical face à une trentaine d’employés. C’était devant la salle pour se changer, un genre de coin fumeur où on boit le café avant de badger. »

Cette prise de parole a lieu en mai 2021, plus d’un mois après le licenciement de Jérémy P. qui a un peu secoué les équipes. Steeve N. décide de parler des risques pris par les employés qui rédigent des CERFA à l’éventuelle demande de la direction :

« Je leur ai dit, ‘ne faîtes pas de CERFA sans preuve, même si on vous le demande, car cela peut se retourner contre vous’. Un CERFA n’engage que la responsabilité de celui qui l’écrit. »

Cette prise de parole aurait duré un peu moins de trois minutes.

Le 31 mai dernier, alors que Steeve N. va à la rencontre de la responsable RH quelques minutes avant d’accompagner un salarié dans le cadre d’une réunion préalable à un autre licenciement, la responsable des ressources humaines lui aurait demandé d’écouter quelque chose. Steeve N. entend sa propre voix, il s’agit d’un enregistrement du matin où il recommande aux salariés de ne plus rédiger de dénonciation sans preuve.

Steeve N. raconte :

« Je suis choqué sur le coup. Ma responsable me dit « C’est grave ce que tu fais, tu menaces les salariés, certains se sont plaints ». Elle continue, elle me dit : « Tu as vu comme tu parles fort ». Après je reprends mes esprits, je lui demande : « comment ça se fait que je suis enregistré à mon insu ? » »

L’histoire devient rocambolesque : la responsable des ressources humaines assure ignorer comment elle s’est retrouvée en possession de cet enregistrement. Elle le répète dans un mail à l’attention de Steeve N. et daté du 9 juin 2021 que nous avons pu consulter :

« Un salarié aurait enregistré ton intervention. J’ai bien rappelé qu’il n’est pas autorisé d’enregistrer des personnes à leur insu et que cet enregistrement ne pouvait pas être écouté. Je n’ai pas connaissance du nom de la personne qui a fait cet enregistrement mais les règles ont bien été rappelées. »

Steeve N. n’a pas eu de nouvelles de cet enregistrement ou d’éventuelles sanctions depuis :

« Je suis toujours choqué de cette gestion des RH. Ils ont licencié des employés pour bien moins que ça. On a déposé plainte avec le syndicat, maintenant il faut voir si ça va aboutir à quelque chose. »

Selon Amazon Saint-Priest le licenciement est pris « sur la base de faits avérés »

Interrogée au sujet des différents reproches émis à l’encontre de la gestion des ressources humaines de l’Amazon de Saint-Priest, l’entreprise a insisté sur son respect de la liberté du droit d’opinion en restant évasive sur le cas du licenciement de Jérémy P.

« Amazon recrute massivement et il est dans notre intérêt que nos salariés s’épanouissent sur le long terme au sein de l’entreprise. Une décision de licenciement est toujours difficile à prendre et n’intervient qu’en dernier recours, sur la base de faits avérés. »

De plus, l’entreprise nie avoir enjoint ses salariés à rédiger des dénonciations écrites sans preuve :

«  L’outil CERFA sert à éviter les faux témoignages. Si il est demandé aux employés d’en faire c’est au contraire pour éviter toute fausse accusation. »

Au sujet de Steeve N., le représentant syndical enregistré à son insu, l’entreprise s’en tient à sa version officielle : 

« L’enregistrement est arrivé anonymement et la direction n’a pas réussi à en connaître la source. Nous avons fait écouter le fichier audio au représentant syndical à sa demande. Il n’y a pas eu de tentative d’intimidation. »

Et conclut :

« La liberté syndicale est un droit reconnu chez Amazon et nous entretenons un dialogue social constructif avec les organisations syndicales qui peuvent exercer leur mandat librement, sans risque de sanction ou d’intimidation, dans le respect des règles légales. »

Jérémy P., l’employé qui a été licencié en mai dernier, passe en commission de conciliation aux Prud’hommes le lundi 17 janvier, dans l’espoir d’être réintégré au sein de l’Amazon de Saint-Priest. Un rassemblement est prévu de 13 à 15 heures par le syndicat SUD Solidaires devant le conseil (Lyon 3e) à cette occasion.


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