[Mes thrillers oubliés] Intrigue complexe, personnages aux motivations douteuses, atmosphère déprimante… Sidney Lumet adapte avec brio le roman de John Le Carré, L’appel du mort, paru en 1961 et s’offre les services du grand James Mason dont la froideur élégante sied à merveille au personnage du légendaire maître-espion George Smiley.
Deux mises au point toutefois avant de plonger dans les arcanes de l’espionnage. MI5 demande protection est le titre français de The deadly affair. Or, à sa sortie, l’appellation MI5, qui désigne les services secrets anglais (pour les affaires internes) était devenu M15, ce qui n’avait aucun sens.
Aujourd’hui encore, la coquille demeure sur les jaquettes des Blu-ray ou DVD du film. Autre précision, si le personnage incarné par James Mason est bien George Smiley, il se voit ici rebaptisé Charles Dobbs. La Paramount étant détentrice des droits du précédent roman de Le Carré, L’espion qui venait du froid, dans lequel le nom de Smiley apparait, les producteurs de MI5 demande protection se virent interdire l’utilisation du fameux patronyme.
Aussi éloigné que possible de l’oeuvre de Ian Fleming dont le héros, James Bond, entame à cette époque sa fulgurante ascension sur les écrans de cinéma, l’univers de John Le Carré est infiniment plus sombre, réaliste et cynique. Pas de gadgets ni de permis de tuer, peu de violence, sinon psychologique, et guère d’action. En témoigne l’adaptation de la bouleversante et sinistre aventure de l’agent Alec Leamas (Richard Burton) dans L’espion qui venait du froid de Martin Ritt, beau succès critique et public de 1965.
Bref, en ce milieu des années 60, l’espionnage, réaliste ou fantaisiste, ça fonctionne et ça rapporte. En 1966, Sidney Lumet (12 hommes en colère, Le crime de l’Orient Express…) confie donc l’adaptation du premier roman de Le Carré, L’appel du mort (Call for the dead) au scénariste Paul Dehn. Ce dernier s’y connait, il a déjà adapté L’espion qui venait du froid, et co-écrit le troisième James Bond, Goldfinger (Guy Hamilton, 1964).
Dans MI5 demande protection, l’agent Charles Dobbs (James Mason), cador des service secrets britanniques, enquête sur le suicide d’un certain Fennan, fonctionnaire qui cherchait à intégrer le Foreign Office. Un courrier anonyme lui prêtait de supposées relations avec des agents communistes. Ne croyant pas plus à ces accusations qu’au suicide, Dobbs s’adjoint les services d’un policier à la retraite (Harry Andrews) pour découvrir qui a tué et pourquoi. Le comportement de la femme de Fennan (Simone Signoret) attire ses soupçons.
Ce n’est pas le seul souçi de Dobbs car sa propre compagne, Ann (Harriett Andersson) est une nymphomane notoire dont il n’arrive pas à se séparer, même lorsqu’il apprend qu’elle a couché avec son vieil ami Dieter (Maximilian Schell), un agent allemand de passage à Londres…
Si le scénario de Paul Dehn peut sembler de prime abord un peu confus (c’est du Le Carré, après tout), il n’en est finalement rien. Les pièces du puzzle s’assemblent patiemment sans trop nous laisser dans l’ombre. On s’étonne même d’arriver au bout de l’intrigue avec toutes les réponses à nos questions. Seules les motivations de quelques personnages secondaires demeurent un peu vagues, mais elles sont balayées par l’excellence des acteurs principaux.
L’originalité du film est que Sidney Lumet semble presque plus intéressé par les problèmes domestiques de Dobbs que par l’intrigue. Cela est finement joué, car ces mêmes problèmes de couple seront utilisés par un des protagonistes pour atteindre le vieil espion.
On pourra du coup trouver l’aventure un rien languissante et regretter l’absence d’une véritable tension, même si la scène au Aldwych Theatre est une vraie réussite et revêt même quelques accents Hitchcockiens.
Un Smiley plus humain
James Mason est un George Smiley / Charles Dobbs absolument parfait. Froid et réservé en apparence, le Smiley de Mason l’est toutefois bien moins que celui d’Alec Guinness dans la série La taupe (1979) et sa suite, Les gens de Smiley (1982). Il montre beaucoup plus d’humanité dans sa quête de vérité et de réhabilitation de Fennan (dont il craint en outre qu’on lui reproche le suicide), et son amour inaltérable pour son épouse malade est touchant.
Ce n’est toujours pas un homme d’action ni de terrain, mais un homme de dossier même s’il s’investit physiquement davantage que les autres interprètes de Smiley, Guinness encore ou Gary Oldman (La taupe, 2011) qui envoient au charbon de plus jeunes agents. Dobbs semble en fin de carrière et les enjeux de la Guerre Froide lui passent un peu au-dessus de la tête. Mason incarne à la perfection ce côté un peu largué du personnage. En version originale, sa voix et sa diction sont un régal dont il ne faudra pas se priver.
Harry Andrews, qui comptait à sa mort en 1989 plus d’une centaine d’apparitions dans des classiques du cinéma anglais (dont La colline des hommes perdus de Sidney Lumet), incarne le solide et taciturne Mandell, policier de Scotland Yard à la retraite vivant dans une petite maison envahie du sol au plafond de cages d’oiseaux et de rongeurs…
Maximilian Schell (Jugement à Nuremberg, Croix de fer, Le trou noir…) est Dieter Frey, vieux copain de Dobbs. Un rôle qui peut paraitre secondaire, mais rien n’est aussi simple avec Le Carré. Simone Signoret (qui joue en angais) excelle dans le rôle de la veuve Fennan, dont on saura peut-être si ses silences sont dictés par le chagrin ou par une culpabilité mal digérée. Sa prestation d’une douceur inquiétante rend ses scènes d’interrogatoire avec Mason particulièrement prenantes. L’agent du MI5 a constamment l’air de se demander s’il doit la prendre dans ses bras pour la consoler ou l’embastiller sur le champ…
Dans un rôle ingrat, la suédoise Harriett Anderson remplace au pied levé Candice Bergen dans le rôle d’Ann Dobbs et a été en partie doublée dans la version originale. Notons aussi la présence de Roy Kinnear (père de Rory Kinnear, ‘Tanner’ dans les récents James Bond), Robert Flemyng ainsi que Lynn Redgrave et Corin Redgrave, deux membres de l’illustre famille de comédiens.
Rues sordides
L’action se situe intégralement dans le Londres des années soixante. À cette époque encore, à quelques pas des sites institutionnels et des parcs bucoliques se trouvent des rues peu fréquentables qu’il ne fait pas bon emprunter. Par delà des toitures déglinguées, les premiers buildings d’un nouveau Londres se profilent. Le ciel est gris, les voitures sont vieilles et cabossées, les gens sont chaudement vêtus et la pluie, bien sûr, finira par tomber.
La photographie de Freddie Young (Lawrence d’Arabie, On ne vit que deux fois, La bataille d’Angleterre…) magnifie ces décors sans tenter de les sauver. On y est, on a même un peu froid dès que Dobbs s’aventure hors de son bureau ou de son appartement. Assez ironiquement, la musique de Quincy Jones fait dans la légèreté : Le thème principal, enlevé, un rien jazzy, est décliné à plusieurs reprises, en des styles différents selon les ambiances. Energique pour la filature en voiture, intimiste lors des conversations entre Dobbs et sa femme, plus inquiétant lorsque… Mais ne trahissons rien.
Porté par un casting de premier ordre, MI5 demande protection possède une véritable atmosphère de film d’espionnage sans toutefois verser dans les clichés du genre, expérience de John Le Carré oblige. La psychologie des personnages est traitée avec soin, comme se doit de le faire toute bonne adaptation d’un roman de Le Carré. Pourtant, ce dernier avouera n’avoir pas été tout à fait emballé par le film :
« Il y avait un casting de rêve, dira-t-il, Mason, Schell, Signoret, Harry Andrews et Roy Kinnear mais j’ai eu l’impression que cela ressemblait surtout à une accumulation un peu vaine de rôles bien joués, bien filmés mais qui dans l’ensemble n’apportaient rien ».
Le film sera pourtant très bien accueilli en Angleterre et nommé cinq fois aux BAFTAS (meilleur film anglais / Sidney Lumet, meilleur scénario / Paul Dehn, meilleure photo / Freddie Young, meilleure actrice étrangère / Simone Signoret, meilleur acteur / James Mason). Mais son côté un rien désenchanté lui fera certainement du tort, alors que bien d’autres films d’espionnage autrement plus délirants, voire parodiques, envahiront les écrans à la même époque.
Le film est disponible en bluray (avec sa coquille dans le titre) et comporte, dans ses bonus, une très belle intervention de Bertrand Tavernier, grand fan du film. Déjà une référence en soi.
MI5 demande Protection / The Deadly Affair, Sidney Lumet / 1967 / 1h55
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