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La nostalgie de l’URSS racontée par la prix Nobel Svetlana Alexievitch

L’attribution du prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch est l’occasion de nous plonger dans l’un de ses livres, La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement. Parmi les nombreux témoignages poignants rapportés par l’auteur, trois personnages vont nous permettre d’aborder cette histoire complexe. Une façon de refaire tomber le rideau de fer et de comprendre ce qui anime encore la Russie d’aujourd’hui.

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La nostalgie de l’URSS racontée par la prix Nobel Svetlana Alexievitch

Par Sixtine Fourneraut, étudiante en journalisme à Sciences-Po Lyon

Ce livre ne raconte pas les faits. Il raconte les émotions, les pensées, les passions de ces témoins de la civilisation soviétique. Il parle de la vie des hommes et des femmes qui ont vécu ces évènements. Svetlana Alexievitch explique sa méthode à France Culture :

« Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose.

Elle précise :

L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. »

 

Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature 2015
Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature 2015 © CC Elke Wetzig

 

Dans la mémoire de l’homo sovieticus

A l’Est, dans les années 1990, une civilisation toute entière s’est effondrée. A l’Ouest, il s’agit seulement du dénouement heureux d’une vieille histoire qui a assez duré. Il est très difficile pour les occidentaux de saisir l’ampleur de cet événement tant les ressorts du monde soviétique leur sont étrangers.

La dislocation de l’URSS, la fin de l’idéologie communiste et l’entrée dans un capitalisme sauvage ont littéralement bouleversé la vie des populations du bloc soviétique, pétries de dizaines d’années de culture soviétique. Le communisme avait le projet fou de transformer la nature humaine. « Et cela a marché…, explique Svetlana Alexievitch. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. » A travers les changements politiques et économiques des années 1990, ce sont des millions de vies qui ont brutalement changé de destin.

Mais il ne suffit pas de décréter la fin d’une civilisation pour qu’elle disparaisse dans les esprits. L’Homo sovieticus vit encore dans les mémoires des hommes et des femmes qui ont vécu la période soviétique, et ils sont encore nombreux.

Trois témoins ordinaires de la grande épopée soviétique

Armée d’un magnétophone et d’un stylo, Svetlana Alexievitch fait parler les témoins ordinaires de la grande épopée de la Russie soviétique. Au milieu de cette mosaïque de personnages attachants ou dérangeants, le lecteur découvre la complexité de l’histoire russe…

  • Une pâtissière : la marque indélébile d’une histoire qu’on ne peut oublier

Il y a la pâtissière rencontrée sur la place rouge en décembre 1997. Elle raconte l’enthousiasme et la peur vécues au moment de la pérestroïka. Son discours est sans cesse partagé entre la nostalgie d’une époque qu’on ne retrouvera pas et le constat pragmatique de l’échec du communisme.

« Le communisme, c’est comme la prohibition : l’idée est bonne, mais ça ne marche pas », confie-t-elle à l’auteur. Pour faire face aux mauvais jours, sa mère faisait des réserves d’allumettes, de semoule, de sel… « Vous vous rendez compte à quel point il fallait avoir souffert pour faire de telles réserves d’allumettes ! »

Mais malgré la souffrance endurée, le rejet de la période passée ne fait pas le poids face à des dizaines d’années de communisme en vase clos.

« On se sent gêné. Le sentiment d’avoir remporté une victoire a disparu. Parce que… je ne voulais pas que l’Etat soviétique soit anéanti. […] J’ai vécu la moitié de ma vie dans cet Etat. On ne peut pas effacer ça… Tout est encore soviétique dans ma tête. »

Elle déplore la fin d’un monde, un monde familier avec ses propres codes et ses propres références, un monde où elle a grandi. « J’ai envie de vivre ici, avec des Soviétiques… Et de voir des films soviétiques. Même si ce sont des mensonges, même s’ils ont été faits sur commande, je les adore. »

  • Un ingénieur devenu ouvrier : la dignité perdue

Un nouveau personnage se présente à nous : « Je suis ouvrier dans le bâtiment ». On apprend au fil des confidences que cet homme était ingénieur avant la pérestroïka. Avec la libéralisation brutale de l’économie, il a perdu son travail et s’est retrouvé à la rue. Avec sa femme, ils doivent vendre tous leurs biens y compris leurs livres, ce qui leur arrache le cœur. Pour survivre, ils enchaînent des petits boulots misérables, comme la vente de mégots sur le marché. C’est le sort de la plupart des membres de l’ancienne intelligentsia.

Cet homme pleure sa dignité perdue, il pleure la dignité de toute la Russie. Selon lui, la Russie est devenue le dépotoir de l’Occident, réduite à « un réservoir de matières premières, un robinet à gaz… ».

« Le pouvoir soviétique ? Ce n’était pas idéal, mais c’était mieux que ce qu’on a maintenant. »

Or, cet homme a fait la révolution contre le communisme en 1991. Mais ce qu’il voulait, c’était plus de liberté et non le capitalisme. « On était terriblement naïfs ! »

  • Vassili Pétrovitch N. : l’idéal et le rêve anéantis

Vassili Pétrovitch est membre du Parti communiste depuis 1922. Il a 87 ans quand il rencontre Svetlana Alexievitch. « J’ai l’impression d’être une antiquité oubliée dans la réserve d’un musée. » Sa vie épouse celle de l’URSS : la révolution aux côté de Lénine – qu’il vénère comme un dieu – les purges staliniennes de 1937, la Seconde guerre mondiale contre les troupes nazies… Malgré les souffrances endurées, il croit encore en l’idéal soviétique avec une force inouïe.

Il se désole de la chute de l’empire soviétique, emporté selon lui par les besoins primaires de l’homme.

« C’est la bonne bouffe qui a gagné. Et les Mercedes… L’homme n’a pas besoin d’autre chose. […] Juste du pain et des jeux ! C’est ça, la plus grande découverte du XXe siècle. La réponse à tous les grands humanistes. Et aux rêveurs du Kremlin. »

Face à cette amère réalité, il se rappelle l’idéal soviétique.

« Nous avions des projets grandioses. Nous rêvions de la révolution mondiale. […] Pensez aux chansons, aux films soviétiques… Quel beau rêve ! Quelle foi !… Une Mercedes, ce n’est pas un rêve… »


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