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La DDE du Rhône : «un corps triste de ne plus pouvoir faire son métier»

(DANS NOS ARCHIVES) Donner à voir une administration telle que la Direction départementale de l’Equipement (DDE) pour illustrer les réformes de l’Etat : le pari de David Desaleux était ambitieux. Avec l’appui des textes de deux sociologues, le photographe lyonnais publie un ouvrage passionnant, « Etat des lieux, les lieux de l’Etat », sur « les absurdités de changements faits dans la précipitation ».

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Article publié le 12 juillet 2012. Le livre, qui croise photographies, témoignages et analyses sociologiques, a donné l’occasion d’une expo qui démarre ce mois et s’achèvera le 22 mars prochain, à l’ENS. Il fige un moment décisif de l’histoire de la DDE du Rhône : suite à la Révision générale des politiques publiques (RGPP), la DDE a disparu en 2010, pour donner naissance à la DDT (Direction départementale des territoires). A Lyon, ce changement s’est aussi traduit par un déménagement des fonctionnaires de la DDE de leurs locaux historiques, construits dans les année 1950, vers les bâtiments plus anonymes de la Cité Administrative d’Etat.

 

« Les agents qui sont ici depuis longtemps, qui ont fait toute leur carrière ici, qui sont entrés à 19 ans, qui ont fait plus de 40 ans de boutique, ils aiment bien raconter aux nouveaux qu’avant, la DDE, c’était un cirque, et que ça explique certaines situations de la maison… En gros, que si c’est toujours le cirque, c’est normal. »

 

Rue89Lyon : Votre travail commence au moment où les fonctionnaires de la DDE s’apprêtent à quitter le bâtiment des Ponts et Chaussées à Lyon. Pourquoi s’intéresser autant à ces lieux ?

David Desaleux : Dans le cadre d’un travail que j’ai fait en 2009 avec un ami sociologue pour un service de l’Etat, j’ai pu rentrer dans les bâtiments de la Cité administrative d’Etat à Lyon. Et j’ai halluciné ! Je ne m’étais jamais représenté l’Etat. Pour moi c’était impalpable et lointain. En parallèle, j’ai rencontré un autre sociologue, Emmanuel Martinais, qui travaillait sur l’effet des réformes de politiques publiques sur les fonctionnaires de l’Etat. On a rapidement discuté d’un projet où l’on croiserait nos compétences, où l’un ne viendrait pas illustrer l’autre. On voulait donner à voir, sous deux formes différentes, les réformes de l’Etat.
On est arrivé à un moment où la DDE allait fusionner avec le Direction départementale de l’agriculture pour former la Direction départementale des territoires (DDT). Et, du coup, les gens allaient déménager. Je voulais fixer ce moment particulier par la photo, travailler sur la mémoire de ce qu’avait été la DDE et aller jusqu’à suivre les déménagements actuels. Au départ, les services de la DDE étaient dans les bâtiments historiques de Ponts et chaussées, rue Moncey. Et ils allaient tous se tasser dans la Cité administrative.

 

« C’est à mon grand regret que je suis en train d’évacuer ma consultation de documents d’urbanisme, parce que vraiment c’était des dossiers qui étaient magnifiques et qui étaient actualisés, quoi. Tout ça part à la benne. 80 kilos par armoire qui partent à la poubelle. Bon, c’est vrai que cette collection fait doublon avec celle du service contentieux qui, de son côté, tient également à jour l’inventaire de tous ces documents. »

 

Petit à petit les gens ont accepté de parler. Il en ressortait une sorte de dépit face à cette restructuration. Ils étaient désabusés. Ca a été une réorganisation de plus, qui est assez mal vécue car plus violente, sans anticipation, sans planning, sans volonté de faire mieux : juste la volonté d’enlever un salarié sur deux. J’ai aussi découvert l’importance de l’idée de mission de service public pour ces gens là. C’est leurs impôts, les impôts de leurs voisins ; on ne déconne pas ! Avec cette réforme, ils ont l’impression que cette mission de service public disparaît. Ces fonctionnaires deviennent un corps triste, triste de ne plus pouvoir faire son métier.

 

« On a appris tout ce sens d’être au service des autres, qu’il faut être disponible, qu’il faut être aimable quand les gens viennent. Voilà. Parce que je crois que quand tu es jeune, tu n’y prêtes pas vraiment attention. Et puis tu ne rentres pas dans la fonction publique en te disant que tu vas être au service du public. Ce n’est pas forcément une vocation. Je crois que c’est plutôt un cheminement. Tu apprends tout au long… toutes les valeurs. »

 

Ce travail croise photographies et écrits de sociologues, quasiment indépendants les uns des autres. Pourquoi avoir voulu faire intervenir des sociologues dans ce livre ?

Les sociologues sont des spécialistes de leurs domaine. Ils ont des rendus qui pourraient intéresser plein de gens mais ils ont l’habitude de parler entre eux et vont rarement vers le grand public. La photographie a une qualité : elle s’appréhende facilement. Elle peut servir de lien vers un deuxième discours : celui du sociologue. L’idée était de créer des passerelles. Et puis la photo fait appel au sensible, la sociologie à la raison. C’est un peu le cœur et l’esprit de Pascal. Je me suis dit que c’était intéressant de proposer les deux visions. Même si le propos n’est pas forcément concordant, il est plus exhaustif.

En fait dans ce livre il y a trois voix : celle du sociologue, celle du photographe et les témoignages de ceux qui travaillent là bas. Leurs discours sont parlants et pleins de ressenti. Moi, je n’ai pas fait de portrait, même si c’est ce que je pensais faire au départ. Mais les gens que j’ai rencontrés n’avaient pas du tout envie d’être devant un objectif. L’une des raisons possibles : c’est un corps, il n’y a pas de personnification. On ne parle pas d’un tel mais de celui qui s’occupe de ça. Du coup, il n’y a pas de visage.

Par contre, j’ai photographié beaucoup de bureaux. S’il n’y a pas la personne, il y a la façon dont elle s’organise, les plantes qu’elle a ramenées, les photos de sa famille, ses objets… Il y avait beaucoup de présence. Et en même temps c’était assez fort ce bureau vide, avec cette chaise en position de départ. Ca renforçait l’idée de disparition des agents. Du coup, j’ai vraiment cherché ce qui dans les bâtiments pouvait raconter ces transformations. Et j’ai cheminé de bâtiments qui étaient fait par l’Etat pour l’Etat, avec des matériaux nobles et solides, à des espèces de préfabriqués. Le titre vient de cette démarche : je m’intéresse aux lieux.

 

« Quand on ferme une maison avec un cimetière, on emporte ses morts. Quand on vend une maison avec un cimetière, on emporte ses morts. Ben nous, on a une maison, on a une plaque… bon, ce ne sont pas des dépouilles, mais quand même, on part et on n’emporte pas nos morts. Et ça, ce n’est pas rien. De dire qu’on part en laissant nos morts. »

 

Finalement, ce livre est surprenant parce que vous racontez une histoire uniquement à partir de photos, d’analyses et de témoignages, sans qu’un récit ne les accompagne.

De la même façon que je n’avais pas envie que la photo et le propos sociologique soient asservis l’un à l’autre, je ne suis pas un fanatique de l’explication. Je n’aime pas qu’on me prenne par la main et qu’on me dise « le début c’est là, le milieu là, la fin c’est ici et à la fin, tu devrais penser ça ». Ce livre est un peu comme un poème abstrait. L’idée était de donner des sensations, une atmosphère. Que chacun puisse se construire sa propre histoire. Même si mon histoire, je l’ai construite : on part des lieux communs, on passe par les bureaux, puis par les lieux qui se vident et on finit par des bureaux vides et une dernière image avec ce panneau à l’envers, qui symbolise bien les absurdités de ces changements faits dans la précipitation. Je préférais être dans l’imaginaire pour que chacun puisse construire sa propre histoire, plutôt que de donner la notice. Une même image, selon son histoire, n’a pas le même sens pour tout le monde. Je préfère laisser cette liberté.

 

« Avant, dans toutes les grandes révolutions administratives, il y avait des héros, des convaincus, qui défendaient un projet, une vision, des principes. Là non. C’est une révolution par défaut, le seul projet c’est moins de fonctionnaires. C’est une révolution, mais sans héros. »

 

« Etat des lieux, les lieux de l’Etat », de David Desaleux, Julien Langumier et Emmanuel Martinais. Publié aux éditions Libel en juillet 2012. Prix de vente: 25 euros.

Signature le jeudi 12 juillet à partir de 18h30 à l’Atelier Fénéon-Fricaud-Zeppelin architectes, 22 rue des Capucins 69001 Lyon.

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