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29/03/2024 date de fin
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Instincts primaires

Dans son indispensable essai éponyme, le chercheur Christian Salmon expose la place grandissante du Storytelling dans la vie politique du XXIe siècle. Mais que se passe-t-il lorsque « la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » s’enrayent à cause d’un casting approximatif et de scénaristes à la ramasse ? Réponse avec le récit chaotique de la primaire républicaine aux Etats-Unis.

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En terres politiques, le storytelling tel que l’entend Christian Salmon est à l’œuvre depuis près de trois décennies, à l’instigation du so 80’s Ronald Reagan. L’ancien acteur de seconde zone, pour soutenir son dévastateur élan réformiste, développe un discours ouvertement narratif, avec un goût prononcé pour l’anecdote “signifiante“, l’histoire vouée à orienter l’agenda politique (et donc le traitement médiatique) de son prisme immédiatement évocateur. La culture du fait divers prend le dessus sur le fond, pour le plus grand plaisir des observateurs professionnels ou amateurs. En bon fan et héritier autoproclamé de Reagan, Bush Jr ne manquera pas de reprendre ces recettes, en particulier pour la campagne présidentielle de 2004 – son proche conseiller / metteur en scène Karl Rove utilisera ad nauseam le ressort dramatique du 11 septembre dans ses clips de campagne.


Le modèle du genre

En 2008, la machine républicaine est épuisée par huit années de mandature Bush et un bilan difficilement défendable, tandis que le camp démocrate monopolise l’attention avec l’engouement mondial pour le candidat Obama. En face, le vétéran John McCain fait pâle figure, et finira même par se retrouver prisonnier des velléités narratives de son équipe de campagne, qui lui balancera dans les pattes une monumentale erreur de casting en la personne du gouverneur de l’Alaska Sarah Palin. Pour ceux qui doutaient encore du potentiel dramatique de cette séquence politique, la chaîne HBO s’est récemment chargée de le mettre en valeur dans la superproduction télévisuelle Game Change, avec Ed Harris dans le rôle de McCain et Julianne Moore dans celui de Palin.


La bande-annonce de “Game Change“ de Jay Roach (oui, le réalisateur des Austin Powers et des Mon beau-père et moi…)

2012. Le storytelling ne s’est jamais aussi bien porté, mais doit subir les coups de boutoir des réseaux sociaux, des sites de partage vidéos, des clips filmés à l’insu des intéressés sur les portables, et de médias à la traîne de ce web 2.0 grâce auquel, désormais, n’importe qui peut s’improviser script doctor de la story du jour. Pour contrer cette explosion du virtuel, les chaînes info traditionnelles (CNN et MSNBC en tête) s’alignent sur l’axe “infotainment“ (information + entertainment) de Fox News.

Dans ce contexte, la primaire républicaine, à l’issue de laquelle sera désigné le candidat chargé d’affronter Barack Obama, charrie son lot de promesses narratives, de feuilleton au long cours, d’autant qu’aucun frontrunner naturel n’est apparu en début de course – le parti républicain, encore marqué du sceau de l’infamie Bush-iste, s’est surtout fait remarquer pour ses blocages incessants au Congrès, et peine à se trouver un leader charismatique à même d’en découdre avec l’actuel président américain. A l’instar des socialistes français lors de leur primaire, les républicains comptent bien profiter de l’occasion pour phagocyter le temps de parole médiatique. Ils ne seront pas déçus du voyage.

Au début des hostilités, le favori par défaut est Mitt Romney. Mormon, ancien businessman ayant fait fortune en achetant des compagnies agonisantes qu’il revendait pièce par pièce (sans ses employés, of course), ancien gouverneur du Massachusetts dont le principal fait d’arme fut d’imposer une réforme de la sécurité sociale (quitte à s’aliéner son propre parti), Romney ne déchaîne pas vraiment les passions dans son camp et encore moins chez les commentateurs politiques, qui n’hésiteront pas à souligner ses incessants changements d’avis sur les sujets clés de la campagne.


Et pendant ce temps-là, Obama se la donnait en chantant du Al Green…

Faute de réelle figure engageante, des instituts de sondage plus inconsistants que jamais changeront de frontrunner quasiment tous les 15 jours – jusqu’à ce que le chouchou du moment ne se flingue tout seul, et ne cède sa place à un nouveau favori jusque-là royalement snobé. Et pendant ce temps, Mitt Romney fait bien attention de ne pas déraper, s’enthousiasme pour les arbres du Michigan (qui sont « juste de la bonne hauteur ») et vivote à 15% d’intentions de vote.

Le premier à bénéficier de ce simili état de grâce est Rick Perry. Mâchoire carrée, inflexible, ardent militant du port d’armes, il aura avalisé l’exécution de 234 détenus pendant son mandat de gouverneur du Texas. Taxé de « Bush sous stéroïdes » par Fox News, Perry ressemble a priori à un rêve mouillé de conservateur américain – jusqu’à ce qu’il se retrouve face à ses adversaires. Bredouillant lors de ses premières interventions, il prendra de plus en plus d’assurance mais s’effondrera dans un débat télévisé où, pendant une période interminable, il oubliera la dernière des trois agences gouvernementales que son programme prévoit de supprimer. Perry abandonnera à mi-parcours.


Si les Japonais préfèrent le sabre, Rick Perry se suicide avec un « Oops ».

Vient ensuite Michelle Bachmann, qu’un sondage place en tête dans l’état clé de l’Iowa. Les médias conservateurs sont aux anges : pimpante, agressive, indépendante, elle évoque les meilleurs moments de la campagne de Sarah Palin en 2008. Mais très vite, les pires moments reviennent également en mémoire. En campagne dans la ville de Waterloo en Iowa, elle déclare « John Wayne est né dans cette ville. C’est le genre de mentalité que je partage » – pas de bol, la célébrité originaire de Waterloo est en fait John Wayne Gacy, le tueur en série. Elle argue ensuite que le tremblement de terre et le cyclone en Floride sont des messages de Dieu pour signifier aux démocrates qu’il faut réduire les dépenses publiques. On retrouve une interview de son mari Marcus, où il déclare que les homosexuels sont des « barbares à éduquer et discipliner ». Enfin, elle assure avec aplomb que le vaccin contre le virus papillome humain rend les enfants attardés mentaux – si, c’est vrai, c’est ce que lui a dit une mère de famille après un débat. Bachmann finira 6e en Iowa, et quittera la course après le résultat.


Michelle aime-t-elle se déguiser en clown avant de torturer ses victimes ?

Après ces deux déceptions, et comme personne ne semble vouloir se résigner à élire Mitt Romney, beaucoup d’espoirs seront placés en la personne d’Herman Cain. The best of the worst. Un ancien mogul de la pizza, candidat représentant du mouvement ultra conservateur du Tea Party, Herman Cain va défriser une campagne en train de pédaler dans la semoule. Phase 1, promouvoir l’installation de clôtures électrifiées mortelles à la frontière mexicaine. Phase 2, offrir le clip de campagne le plus “what the fuck“ de la primaire.


Comment interpréter ce terrifiant sourire final ?

Phase 3, assumer son mépris de la politique internationale en ignorant, moins d’une semaine avant la mort de Kadhafi, ce qui peut bien se passer en Lybie. Phase 4, la plus délicate, enchaîner trois scandales sexuels en dix jours. Enfin, phase 5, dire au revoir à ses supporters en citant Pokémon, le film.


Ça en fait au moins un qui a compris Pokémon, le film.

Herman Cain out, Newt Gingrich passe en tête. Pourquoi seulement maintenant ? Ah oui : le bonhomme a la fâcheuse manie de tromper ou de quitter ses femmes dès qu’elles tombent malades, et dans l’opinion publique américaine, ça passe moyen. Ajoutez à cela la force de frappe économique de Mitt Romney, qui inonde les états votants de publicités négatives à son encontre, et c’en est fini de l’état de grâce, quasiment aussi vite qu’il avait commencé. Malgré la belle promesse d’installation d’une base américaine permanente sur la lune d’ici la fin de son second mandat, la passion n’est plus au rendez-vous, et Newt finit sa campagne financièrement rincé, à ne plus pouvoir assurer sa solvabilité sur un chèque de 500 dollars.


Et Mars à la fin de son quatrième ? Nous ne le saurons jamais.

Comme vraiment, mais alors vraiment personne ne veut de Mitt Romney, les médias, de guerre lasse, séchés par le nombre invraisemblable de débats étalés sur près de six mois, oscillent mollement entre les deux autres survivants. Ron Paul, le libertarien piégé par Sacha Baron Cohen dans Brüno, porte sur lui qu’il ne sera pas élu, juste parce qu’il a eu le malheur de répondre de ses convictions pacifistes en répétant qu’il n’attaquerait jamais l’Iran. Rick Santorum, conservateur jusqu’à l’autisme, homophobe au point que des activistes gay lui ont inventé une définition sur la toile (« Santorum : mélange mousseux de lubrifiant et de matière fécale résultant parfois d’une pénétration anale »), fait encore plus illuminé dans ses hideux pulls sans manches que son concurrent mormon, ce qui n’est pas peu dire.


Queer as Ron.

L’issue est désormais connue, Mitt Romney est le nominé, le Rominé, comme dirait Jon Stewart. Parce qu’il a pu soulever le plus de fonds, et parce que son plus gros écart dans la campagne aura été, pendant un débat télévisé, de parier 10 000 $ à Rick Perry qu’il se trompait, ce qui passe moyennement bien en tant de crise, mais s’oublie vite.


« I’m not in the betting business »

Selon Christian Salmon, le storytelling est la réponse des politiques pour attirer l’attention d’un public qui préfère regarder The West Wing ou 24 heures chrono que CNN. A charge pour le postulant et son staff de trousser la story qui fera rêver, dans laquelle le plus grand nombre se reconnaîtra. C’est ce qu’ont tenté de faire, successivement, les innombrables frontrunners de la primaire : aucune de leurs histoires n’a pris. Généralement, elles se sont laissées parasiter par des micros-récits sulfureux, avec le web comme énorme caisse de résonnance.

Le vainqueur, Mitt Romney, est le seul à ne pas s’être plié à ce schéma. Pas tant par intégrité chevillée au corps que par absence de relief idéologique : sur tous les grands sujets, le candidat se sera contenté de s’aligner sur les pensées dominantes, de pisser dans le sens du vent quitte à changer de braquet en seulement quelques heures. Le storytelling aura donc eu ici pour effet absurde et contre-productif d’éliminer tous ses pratiquants tels de funestes candidats de télé-réalité. Le gagnant aura eu pour seuls mérites de ne pas trop l’ouvrir, d’avoir des réserves budgétaires conséquentes et d’être resté jusqu’au bout.

Pendant ce temps, du côté d’Obama, la story continue et se réinvente sous un nouveau nom : après « Yes we can », voici « Forward ». Même avec le savoir-faire de toutes les connections entre la Maison Blanche et Hollywood, avec un challenger comme Romney, la campagne présidentielle à venir s’annonce chiante à mourir.

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