C’est la tête basse que Philippe J. a reçu le verdict du tribunal de Lyon ce lundi 17 février. Le policier a été condamné à 18 mois de prison avec sursis pour violences volontaires, assortis d’une interdiction de port d’armes applicable immédiatement.
Pour lui, finie la voie publique, il devra passer les quelques années qui le séparent de la retraite dans un bureau. Une sanction lourde pour un dossier de violences policières, mais en deçà des réquisitions du parquet qui avait demandé, en plus du sursis, une interdiction d’exercer.
Le tribunal a motivé sa clémence par l’ancienneté des faits reprochés au policier, qui remontent à dix ans. Dix années pendant lesquelles le dossier a erré dans les méandres de l’institution policière, puis dans les tiroirs de la justice, avant de ressurgir contre toute attente en 2022.
Gazé gratuitement par un agent de police
L’histoire commence le 7 août 2015, vers 4 heures du matin, à Villeurbanne. Wassif, 17 ans, se réjouit d’avance de ses prochaines vacances. Dans deux jours, il doit décoller avec toute sa famille pour l’Espagne. Il a passé une dernière soirée avec ses amis avant le grand départ, et rentre tranquillement chez lui, en scooter.
Alors qu’il remonte la rue Jean-Jaurès, une voiture de police se met à sa hauteur, sans s’annoncer. Wassif ralentit, perplexe. « Là, le conducteur sort sa gazeuse et m’asperge de gaz lacrymogène ! », raconte-t-il dix ans plus tard, encore ahuri par ce geste.
« J’ai pilé, j’ai eu peur, se souvient-il. J’ai essayé de faire demi-tour, mais avec le gaz, je ne voyais plus rien. J’ai percuté une voiture qui était garée. » L’adolescent a la hanche broyée. Opéré en urgence, il passe 45 jours alité et encore plusieurs mois à l’hôpital, pour réapprendre à marcher. Sa mère, choquée, porte plainte pour violences policières.
Comme souvent dans ce genre d’affaires, la version policière des faits est partiale – et partielle. Rue89Lyon a pu consulter le dossier. Le premier procès-verbal, rédigé dans la foulée de l’accident, est signé par un autre agent, passager du véhicule de police. Il affirme alors que Wassif a percuté seul un véhicule en stationnement. Les policiers lui auraient aussitôt porté secours avant d’être pris à partie par des amis du jeune homme.
Trois mois plus tard, pris de remords, le collègue de Philippe J. donne une version bien différente, qui corrobore le récit de la victime. Le fonctionnaire confirme qu’il n’y avait aucun avertisseur sonore ou lumineux pour signaler le véhicule de police. Il affirme sans flancher qu’une fois arrivés à la hauteur de Wassif, son collègue au volant, fonctionnaire de police depuis plus de 20 ans, a gazé le jeune homme, provoquant son accident.
Un dossier de violences policières oublié jusqu’en 2022
Ce témoignage accablant, précieux et rare dans les affaires de violences policières, est pourtant resté lettre morte. Le 1ᵉʳ septembre 2015, au retour de ses congés estivaux, Philippe J. est muté dans l’Ain, sans avoir été entendu. Il faudra attendre 2022 pour qu’il soit convoqué. Entre ces deux dates, le dossier semble avoir erré dans les limbes de la justice.
En juillet 2016, la procédure initialement ouverte pour « accident corporel de la circulation » est classée sans suite par le procureur adjoint de l’époque, Bernard Reynaud. Les violences policières ? Oubliées. C’était sans compter l’insistance de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI), une juridiction spécialisée rattachée au tribunal, qui a participé à relancer l’affaire. « La justice a fait son boulot, mais pas spontanément », regrette l’avocat de Wassif, Me Bigeard.
Dans un jugement rendu en 2019, consulté par Rue89Lyon, la CIVI a reconnu les violences policières sans ambages. Elle estime que l’usage du gaz lacrymogène par Philippe J. a été « dissimulé » et constitue des « violences volontaires » ayant provoqué l’accident de Wassif. « Sa chute est en lien direct et exclusif avec les violences policières », tranche la commission.
Elle réclame alors la procédure IGPN. Qui reste introuvable. Seule subsiste une vague trace de l’affaire dans le tableau des signalements faits en 2015. Le Pôle commandement, discipline et déontologie (PCDD) du Rhône (sorte d’IGPN locale, ndlr) n’a pas donné suite, les deux policiers ayant été mutés dans d’autres départements entre temps. Le parquet décide de rattraper le tir et ordonne la poursuite de l’enquête pour « violences par personne dépositaire de l’autorité publique ».
Violences policières à Villeurbanne : « Cette affaire, c’est le meilleur et le pire de la police »
En juillet 2022, sept ans après les faits, Philippe J est enfin entendu et confronté à son collègue. Malgré la version accablante de ce dernier, le policier persiste. Il assure cette fois-ci que le gyrophare et le deux-tons ont été enclenchés ce fameux jour d’août 2015, ce qu’il contestait à l’époque. Quant au jet de gaz lacrymogène, il s’agit selon lui d’un accident. La gazeuse aurait buté contre la portière de la voiture alors qu’il voulait justement la rentrer dans l’habitacle.
Face à lui, son collègue maintient que Philippe J. a gazé Wassif immédiatement, et sans aucune injonction préalable. Pire, il affirme que son collègue voulait initialement quitter les lieux de l’accident — ce que conteste l’intéressé.
Son dossier ne joue pas non plus en sa faveur. Car depuis sa mutation dans l’Ain, le policier est loin de faire profil bas. Il a déjà écopé de 15 jours d’exclusion et d’un blâme pour des violences commises dans le cadre de ses fonctions, selon ses propres déclarations lors de ses auditions. Philippe J. assume ses casseroles : « qui n’en a pas ? » a-t-il lâché lors de la confrontation. « Cette affaire, c’est le meilleur et le pire de la police », résume Me Bigeard avec consternation.
Sur les violences policières de 2015, le service d’information et de communication de la police nationale confirme à Rue89Lyon qu’une enquête administrative est en cours au sein de la cellule zonale de discipline et déontologie. De nouvelles sanctions devraient être prises à l’issue de celle-ci.
« Ça fait un cow-boy de moins sur le terrain »
Wassif, aujourd’hui âgé de 27 ans, conserve de lourdes séquelles de cette nuit d’août 2015. Il ne peut ni marcher, ni rester debout ou assis trop longtemps. Titulaire d’un CAP plomberie, le jeune homme a dû renoncer à poursuivre ses études en bac pro dans le secteur du BTP.
« Pendant trois ou quatre ans après l’accident, je ne pouvais plus rien faire, se souvient-il. J’étais très sportif, je faisais de la boxe anglaise, du football et de la danse. J’ai dû tout arrêter, j’ai pris beaucoup de poids. Ça a été un grand traumatisme, pour moi et pour ma famille. »
Quand il croise un véhicule de police, il se sent mal. « J’ai peur de me retrouver seul avec eux, souffle-t-il. Pendant longtemps, j’ai gardé un sentiment amer contre la police. » À l’époque, Wassif est résigné. Il se dit que ça aurait pu être pire, qu’il est en vie. « Je pensais que dans les affaires de violences policières, il n’y avait jamais de sanction, retrace-t-il. Je m’étais fait une raison. »
Son avocat salue la décision rendue par le tribunal de Lyon lundi 17 février. « C’est un cow-boy de moins sur le terrain, soutient-il. Je suis satisfait de voir que les réquisitions ont été suivies. » Le jugement a redonné confiance à Wassif, qui pourra enfin tourner la page.
« Le fait qu’il soit reconnu coupable, c’est ce qui me fait le plus de bien mentalement, lâche-t-il. J’aurais aimé qu’il soit interdit d’exercer. Il n’a rien à faire dans la police. » Le jeune homme ne tremblera plus en croisant les patrouilles de police. « Il y a des cons de partout, dans la police comme ailleurs, je ne suis pas tombé sur le plus futé », conclut-il, philosophe.

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