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[Podcast] Métabolisme urbain : les villes ont-elles un corps ?

Romain Garcier, géographe et maître de conférence à l’ENS de Lyon, est un des invités ce 10 mars des Mercredis de l’Anthropocène, organisés par l’École Urbaine de Lyon. Il sera question du « corps des villes » ou des villes vues comme des corps humains pour mieux, par analogie, en étudier leurs mouvements et les changements qu’elles annoncent.

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Vue satellite de New-York

Nous publions ici sa tribune avant cette rencontre.

Que ce soit dans les textes d’architecture ou dans le langage commun, on trouve souvent des comparaisons entre la ville et l’organisme. Parcourue de « grandes artères », nourrie par son « ventre », animée par son « cœur », la ville est souvent décrite comme un être vivant, dont elle partagerait à la fois l’organisation et l’appétit pour l’existence.

Les métaphores sont un outil puissant pour penser la réalité

Les sciences sociales se méfient beaucoup des métaphores organicistes : les mots sont toujours politiques. Dire d’une société, d’une ville qu’elle est un organisme nie les tensions qui les parcourent et naturalise la hiérarchie entre la tête et les membres. Préserver l’intégrité du corps social, du corps urbain, procure un prétexte facile pour disqualifier ou oblitérer des oppositions politiques.

Et pourtant, les métaphores sont un outil puissant pour penser la réalité : quand nous faisons l’expérience du monde, quand nous explorons une idée scientifique, c’est souvent une analogie, une image qui nous guident, plus qu’une procédure. Alors, que peut nous apprendre l’idée que les villes ont un corps ?

Corps des villes et métabolisme urbain

Vue satellite de New-York
Vue satellite de New-York. Photo CC by NASA via Unsplash

Si les villes ont un corps, de quoi est-il constitué ? On pense bien sûr aux tonnes d’acier ou de béton, aux bâtiments, aux infrastructures complexes qui donnent leur forme aux villes.

Paris, par exemple, est construite avec 215 millions de tonnes de pierres, 167 millions de tonnes de béton et quelques dizaines de millions de tonnes d’acier, de bois et de verre.

Le développement urbain en Chine, extraordinairement intense depuis le milieu des années 1990, repose sur la mobilisation de milliards de tonnes de béton. Depuis 2003, la Chine a coulé davantage de béton que les États-Unis au cours de la totalité du 20e siècle. Elle pourrait en produire près de 4 milliards de tonnes par an.

Cette perspective morphologique, anatomique, n’est pas la seule. Au-delà des stocks de matériaux qui les constituent, les villes sont animées de flux de matière, d’énergie et d’information qui circulent, s’arrêtent un peu (ou longtemps), se remettent en mouvement. Ces flux constituent ce qu’on appelle, depuis un article fondateur écrit en 1965 par l’ingénieur américain Abel Wolman, le « métabolisme urbain ».

Le métabolisme urbain : un front de recherche important et des résultats stupéfiants

L’étude du métabolisme urbain est aujourd’hui un front de recherche important, car les villes sont les moteurs du changement global qui affecte la planète. Décrire et quantifier le métabolisme social – c’est-à-dire la manière dont les sociétés utilisent les ressources et produisent des déchets – est une première manière de mettre au travail la métaphore du corps urbain, en insistant sur ses aspects fonctionnels. Le métabolisme urbain, c’est la manière dont le corps urbain fonctionne.

Il faut alors en décrire les processus, mesurer leur intensité, tracer leur déploiement dans l’espace et le temps. Les résultats sont stupéfiants : ils montrent à la fois la diversité des choses qui circulent dans les villes et l’intensité toujours croissante de ces circulations.

À parler de la ville comme d’un organisme, on court le risque de déshumaniser ses habitants

Mais le métabolisme permet d’aller au-delà de la comptabilité minutieuse des stocks et de flux, et amène à reproblématiser l’existence du corps urbain.

Généralement, on assimile le corps avec l’individu : mon corps est quelque chose qui m’est puissamment personnel, qui me définit en tant que personne, en tant que moi. Ce n’est pas sans risque et sans ambiguïtés. Transposée à la ville, la distinction entre le soi et le non-soi amène souvent à disqualifier certains quartiers ou certains habitants, vus comme allogènes.

Par exemple, les bidonvilles ou les quartiers pauvres sont souvent présentés comme une « gangrène », des « excroissances » ; les classes populaires, les vendeurs informels seraient des « parasites » qu’il faudrait faire « déguerpir ». À parler de la ville comme d’un organisme, on court le risque de déshumaniser ses habitants.

Or, on sait aujourd’hui que le sujet entretient avec son corps des relations complexes : à tout prendre, nous sommes davantage des écosystèmes que des individus. Peuplés de milliards de bactéries symbiotiques, expressions de gènes migrants, nos corps ne nous appartiennent pas tant en propre que ça. Le métabolisme est autant, voire davantage, collectif qu’individuel.

Le corps et les villes comme processus écologiques

Et si le corps des villes était comme nos corps, des systèmes complexes, qui expriment des relations écologiques ? Dès 1925, le grand livre fondateur de l’écologie urbaine, The City, décrit le développement de la ville de Chicago comme un processus écologique. Les perspectives qu’il ouvrait étaient tombées en désuétude. Elles retrouvent une actualité au moment où l’humanité se concentre comme jamais dans les villes.

Le corps des villes, ce serait alors un système écologique qui ne se limiterait pas aux choses, mais inclurait leurs habitants, humains et non-humains. Les chats, les oiseaux, les cafards, les rats et les microbes participent, par leur métabolisme, au fonctionnement du corps urbain : le vivant anime le corps des villes.

Faire une politique du métabolisme urbain à l’Anthropocène

Le philosophe Pierre Charbonnier remarque avec justesse que les perspectives métaboliques sont anciennes, mais qu’elles n’ont jamais acquis de droit de cité dans notre philosophie politique. Nous parlons de nature et de société, d’émancipation politique, pas de métabolisme. Il est très difficile de faire un sujet politique du métabolisme de nos modes d’existence.

Qui serait prêt, aujourd’hui, demain, à changer radicalement son mode de vie au motif que son poids métabolique est trop exorbitant ? Et le pourrait-on ? Le corps des villes intervient là comme facteur d’inertie, trop pesant, trop pondéreux dans sa masse et sa forme pour pouvoir s’adapter rapidement aux changements globaux.

La question du corps des villes, alors, devient une question politique à l’ère de l’Anthropocène : nous devons, à partir des villes, réfléchir au métabolisme que nos modes de production et de consommation, que nos modes de vie, mobilisent. Nous devons réinvestir et réinventer le corps des villes, en suivant les méandres des voies métaboliques.

Écouter le podcast de la rencontre :


#Mercredis de l'anthropocène

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