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Comment Jean « dégoûté de travailler pour l’évasion fiscale » est devenu fromager à Lyon

Il aurait pu tracer son chemin au sein d’un important cabinet de conseil, il a failli se lancer dans le chocolat mais a finalement choisi le fromage. Un produit fait par « des durs au mal » avec lequel Jean Bordereau, installé dans le 7e à Lyon, entretient une proximité depuis toujours -ou presque.

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Jean Bordereau, à gauche, et Dimitri son apprenti. Photo BE/Rue89Lyon

On est en 2012. Jean Bordereau, master de finance en poche spécialisé dans les normes internationales, effectue un stade au sein d’un important cabinet de conseil à Paris. Après six mois de stage, il est embauché. A la clé un CDI et « un très bon salaire ». Pourtant, il ne tiendra que quelques mois supplémentaires avant de mettre les voiles.

« Je travaillais surtout avec des sociétés internet. Je voyais que leur activité en France n’était pas imposée sur le territoire. Je voyais tout ce système d’évasion fiscale. Ça m’a dégoûté. »

En 2014, un consortium de journalistes internationaux publie dans différents médias une grande enquête passée à la postérité sous l’appellation « LuxLeaks ». Elle y raconte les accords passés entre de grands cabinets d’audit et de conseil, dont l’employeur de Jean, et le fisc luxembourgeois afin de réduire l’impôt sur les bénéfices de leurs clients.

Leurs clients : de grandes multinationales dont l’activité est présente parfois dans de nombreux pays européens.

« Moi, je voulais revenir à un métier plus humain. Et puis je voulais m’inscrire dans une ville, une communauté, participer à la vie du quartier », explique Jean.

« Au début ma mère m’a fait un peu la gueule »

Jean Bordereau, à gauche, et Dimitri son apprenti dans la boutique du 7e arrondissement à Lyon. Photo BE/Rue89Lyon
Jean Bordereau, à gauche, et Dimitri son apprenti dans la boutique du 7e arrondissement à Lyon. Photo BE/Rue89Lyon

Alors, il y a maintenant près de deux ans et demi Jean a ouvert sa fromagerie au 84 avenue Jean-Jaurès donnant sur la place Jean Macé à Lyon 7e. Elle s’appelle donc… « Les trois Jean ». Ce métier, il ne l’a pas choisi par hasard. Difficile d’éviter les poncifs mais il est « né dedans ».

« Je suis fils de paysan. Mon père était agriculteur jusqu’à ses 35 ans. Le meilleur ami de mes grands-parents maternels faisait des Maroilles. Quand elle était jeune ma mère faisait des fromages tous les étés chez eux », explique-t-il.

Un temps il a hésité avec le chocolat. Ce sera finalement le fromage. Un produit fait « par des durs au mal » et enraciné dans son territoire.

« En France, où que vous soyez il y a toujours quelqu’un qui fait du fromage à 30 km à la ronde. »

Malgré ces solides attaches, troquer les bureaux d’un grand cabinet et la finance pour le tablier de fromager n’a pas été évidente pour son entourage. Même pour ses parents.

« Dans le cabinet où je travaillais certains trouvaient ça débile. Mais je voyais aussi que certaines voulaient partir mais n’osaient pas. J’ai eu le courage de le faire. Du côté de mes parents, mon père m’a soutenu mais ma mère m’a fait un peu la gueule ! Mais ils ont vu que j’étais heureux », se souvient-il.

Quand il quitte le cabinet qui l’employait pour se lancer dans sa nouvelle voie, Jean sait déjà qu’il veut monter son affaire.

En 2013, à 24 ans, il entame la préparation de son certificat professionnel de crémier-fromager à Paris. Il se forme alors en alternance chez Michel Fouchereau, meilleur ouvrier de France, à la fromagerie d’Auteuil dans le 16e arrondissement de Paris. Il effectue aussi des déplacements réguliers chez des producteurs pour y découvrir et apprendre la fabrication des fromages.

140 000 euros pour lancer son affaire

Sa formation terminée, il continue pourtant de visiter les producteurs. Pour apprendre toujours.

« J’ai fait des reblochons, j’ai aussi passé trois mois et demi dans l’Aveyron sur le causse en fabrication pure. A cette époque je logeais chez les producteurs où je faisais du camping à la ferme, parfois c’était un peu à l’arrache ! »

Des visites pour apprendre mais pas seulement. Avec l’idée d’ouvrir sa boutique, ces voyages et ce temps passé à rencontrer des producteurs ont aussi un autre objectif : trouver des fournisseurs.

Après un passage à la fromagerie Mons des Halles Bocuse à Lyon, Jean Bordereau ouvre sa boutique en juin 2015 dans un local occupé auparavant par une fleuriste.

Le quartier Jean Macé, Jean le connaît bien pour y avoir habité à son arrivée sur Lyon. Il a hésité à lancer son affaire à Point du Jour dans le 5e arrondissement mais décide finalement de s’ancrer dans cette partie du 7e. Et ce malgré la présence d’un autre fromager sur l’avenue Jean-Jaurès près de la rue de la Thibaudière.

« Ce n’est pas très loin mais finalement ce n’est presque pas le même quartier », assure-t-il.

Il se lance alors avec 110 000 euros provenant d’un prêt bancaire pour financer l’achat du pas de porte, pour 33 500 euros, et les travaux de rénovation et d’équipements.

« L’équipement a été mon plus gros poste entre la chambre froide et la vitrine. J’ai préféré prendre du matériel haut de gamme, je ne voulais pas avoir de problèmes récurrents pour l’entretien. Ça m’a coûté 50 000 euros environ. »

Pour financer le fonds de roulement de sa trésorerie et son stock de départ, il apporte en fonds propres 30 000 euros.

La vitrine de la fromagerie, un gros investissement de départ pour Jean Bordereau. Photo BE/Rue89Lyon
La vitrine de la fromagerie, un gros investissement de départ pour Jean Bordereau. Photo BE/Rue89Lyon

« Je ne vends pas de fromage que je ne trouve pas bon »

Sa démarche concernant les produits est simple : il préfère vendre peu mais de qualité. Jean propose en moyenne 70 variétés de fromages en magasin.

« Je préfère être pointu sur ce que je vends. Avec 70 fromages en plus je n’ai quasiment pas de perte. Pour arriver à 140 fromages tu dois vendre des fromages pas terribles ».

C’est ici que les visites chez les producteurs reprennent tout leur sens. Il connaît ses fournisseurs et leurs modes de fabrication.

La qualité du fromage, il la juge au goût mais aussi à la façon dont est produit le fromage. Il est ainsi attaché à un « mode de production durable ». Il choisira un fromage parce qu’il est bon mais aussi par ce que « le fermier n’utilise pas d’azote sur ses terres pour nourrir ses bêtes par exemple ».

« Je ne vends pas de fromage que je ne trouve pas bon, pas assez affiné et dont ce n’est pas la saison »

On peut trouver parfois porte close pour cause de visites chez des producteurs, notamment en Italie dont les fromages plaisent beaucoup à Jean. S’il s’est beaucoup approvisionné lui-même au départ, il se fait aujourd’hui davantage livrer par son réseau de producteurs et ne passe pas par des distributeurs.

« Tu ne sais pas d’où viennent les fromages. Et ces visites permettent des découvertes. Maintenant que la fromagerie commence à bien tourner c’est plus difficile d’en faire mais je vais continuer », dit-il.

Son exigence de qualité, il la poursuit dans les quelques produits d’épicerie qu’il vend en complément. Il propose ainsi des bières artisanales locales (comme la Brasserie Mont-Salève ou la Brasserie Stéphanoise bien connues de ceux qui nous suvient) ou des vins naturels (mais pas que) et quelques charcuteries.

Se payer un SMIC « c’est déjà ça »

Environ six mois après son lancement, Jean a pu se verser son premier salaire.

« Pas grand-chose, quelque chose de l’ordre de 500 euros ».

Ses rémunérations ont depuis doucement augmenté. 600-700 euros au début de l’année 2016 et l’’équivalent d’un SMIC environ aujourd’hui.

« J’ai de la chance que ça marche, c’est déjà ça et ce n’est pas le cas pour tout le monde. Et puis de toute façon pour le moment je n’ai pas trop l’occasion de le dépenser ! » sourit-il.

Des rémunérations relativement faibles qu’il explique aussi par la volonté de préserver sa trésorerie pour pouvoir assurer également la rémunération de son apprenti.

Développer la boutique en commençant par l’arrière boutique

Chef d’entreprise, artisan, commerçant, Jean se sent « un peu tout ça à la fois » aujourd’hui. Pour lui, « parler des produits » avec les clients reste le plus agréable et si d’aventure l’affaire prenait de l’ampleur il assure qu’il aurait « du mal à lâcher prise ».

La suite, Jean l’envisage dans son local et plutôt dans l’arrière-boutique. Il espère pouvoir maximiser l’endroit pour lui permettre notamment de pouvoir davantage travailler le fromage.

« En ville, dans un local comme ça c’est dur de bien travailler le fromage. Il faut dans l’idéal un lieu dédié. J’espère pouvoir installer une cellule dédiée, un espace froid qui me permettrait de faire un peu plus d’affinage ».

S’il envisage de développer la fromagerie en s’associant par exemple, ce sera « quelqu’un avec qui je suis sur la même longueur d’onde ».

« Être un grand chef qui dirige c’est pas mon truc. Et puis pour qu’une boutique, un lieu, fonctionne bien il faut quelqu’un qui lui donne une âme. »

Voilà ce que nous disait Jean à la fin de l’année 2016. Un an après, c’est son apprenti Dimitri qui sera chargé de l’affaire. En effet, une seconde boutique va ouvrir le 30 septembre dans un quartier qu’il avait ciblé pour son lancement : Point du jour. La seconde fromagerie sera située au 52 de l’avenue du point du jour.

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