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Les étrangers malades dans le viseur de la préfecture du Rhône

En matière d’immigration, la préfecture du Rhône fait encore parler d’elle. Depuis un an et demi, les refus de délivrer des titres de séjour aux étrangers malades se multiplient alors qu’un autre service de l’Etat, l’Agence régionale de santé (ARS) considère qu’ils devraient rester en France pour se faire soigner.

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1er décembre 2015, die-in organisé par les associations de lutte contre le sida pour protester contre la politique de la préfecture du Rhône. ©LB/Rue89Lyon

Omar (prénom d’emprunt) est un tunisien de 28 ans. A Lyon depuis 2012, il travaillait dans les espaces verts. Omar est aussi atteint du VIH. Mais ça, jusqu’à peu, il n’y a que les médecins qui le savaient.
Porter cette grave maladie l’a amené à être régularisé en 2013 car le traitement qu’il suit n’existe pas dans son pays d’origine.
Comme toutes les personnes qui font une demande de régularisation au titre de la santé, Omar doit, chaque année, renouveler sa demande de titre de séjour auprès de la préfecture du Rhône.

Il voit alors un médecin agréé qui l’examine et fait le point sur son traitement. Celui-ci envoie un dossier médical à un autre médecin qui travaille pour l’Agence régionale de santé (ARS).

A ce dernier la charge de dire si le patient doit rester en France pour des raisons de santé. Ce « MARS » (pour médecin de l’ARS, comme on dit dans le jargon) remplit ainsi une fiche disant si le traitement est disponible (ou pas) dans le pays d’origine.

Au vu de la gravité des maladies, si le médecin de l’ARS estime que le traitement n’est pas disponible, expulser l’étranger peut signifier le condamner.

La préfecture du Rhône contredit l’Agence régionale de santé

Un avis d'un médecin de l'ARS de Rhône-Alpes.
Un avis d’un médecin de l’ARS de Rhône-Alpes.

C’est sur la base de ce document (voir photo) que le service d’immigration de la préfecture prend sa décision de délivrer un titre de séjour ou une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Secret médical oblige, la préfecture ne connaît ni la pathologie de l’étranger, ni son traitement. Le préfet n’est pas tenu de suivre l’avis du médecin de l’ARS.

Jusqu’à l’été 2013, la préfecture du Rhône suivait quasi-systématiquement les avis délivrés par l’ARS.

Mais ça, c’était avant. Quand Omar a déposé son dossier de renouvellement au cours de l’année 2014, il était confiant. Son traitement (une forme de trithérapie) n’existe pas en Tunisie.

Mais le préfet a refusé de lui délivrer un titre de séjour et lui a donné un mois pour quitter la France.
Du jour au lendemain, il devient donc sans-papiers. Dans l’illégalité, Omar a perdu son emploi. Heureusement pour lui, hébergé par sa grand-mère, il n’a pas perdu son logement.

Angélique (prénom d’emprunt) a eu moins de chance. Également porteuse du virus du sida, cette Camerounaise disposait d’un avis favorable du médecin de l’ARS pour faire une première demande de titre de séjour. Comme pour Omar, le préfet a opté pour l’expulsion.
Devenue sans-papiers, elle n’a pas pu rester dans l’Appartement de coordination thérapeutique (ACT) où elle était hébergée. Elle s’est retrouvée à la rue.

La levée du secret médical : un passage obligé pour obtenir des papiers

Omar, comme Angélique, ou de nombreux autres étrangers dans leur cas, ont donc engagé des recours contre la décision du préfet du Rhône.
Au tribunal administratif, les avocats spécialisés dans le droit des étrangers ont d’abord insisté sur l’avis des médecins de l’ARS sur le mode « un médecin spécialisé a estimé qu’il ne fallait pas expulser le malade pour des raisons médicales, le préfet doit suivre cet avis médical ».
Mais en l’absence d’éléments nouveaux, les juges ont confirmé les décisions du préfet.

Omar se souvient encore de son avocate lui annonçant qu’il fallait lever le secret médical. Une expérience traumatisante :

« Ma maladie, c’est quelque chose qui m’appartient. Ça ne regarde que mon médecin et moi. Personne d’autre. J’ai déjà été rejeté par la plupart de mes proches et notamment mon père à cause de ma maladie. Quand mon avocate m’a dit cela, j’ai tout de suite imaginé un tribunal parlant publiquement de ma maladie. C’était secret, maintenant, c’est partout. Mon avocate m’a dit que je n’avais pas le choix. J’ai accepté ».

Vanessa Arnould est coordinatrice de l’établissement médico-social, appartement de coordination thérapeutique de l’association Basiliade qui accueille principalement des malades du sida. En 2014, une grande part des personnes migrantes suivies par l’Association ont été accompagnées pour leurs demandes de titres de séjour étranger malade. Elle témoigne :

« Le sida est une maladie encore lourdement stigmatisée. En levant le secret médical, on fait comme un grand déballage de l’intimité de ces personnes alors que elles ont déjà des vécus traumatisants liés à leur migration ».

Avec la levée du secret médical, on aboutit à une situation ubuesque. Avocats et associations défendant les étrangers d’un côté et la préfecture du Rhône de l’autre se la jouent experts en santé alors qu’un médecin a déjà estimé que la personne devait rester en France. L’avocate Claire Zoccali, l’une des avocates lyonnaises spécialistes de la question :

« Même si un médecin habilité a donné un avis, on doit tout reprendre à zéro pour le juge administratif. Or l’état de santé est tellement complexe, chaque cas particulier, qu’on en est à débattre de problématiques médicales alors que personne n’en a la compétence » .

Parfois, lorsqu’il s’agit de pathologies lourdes, comme le sida ou un cancer en phase terminale, la préfecture finit par délivrer un titre dé séjour. Elle le fait après avoir pris connaissance, via l’avocat qui a levé le secret médical, de la maladie et du traitement.
Ce fut le cas pour Omar. En début d’année, quelques jours avant l’audience du tribunal administratif, la préfecture lui a lâché un titre de séjour, après quasiment un an de procédure et d’atermoiements.

En janvier 2015, lors d’une rencontre avec la Cimade, le préfet Jean-François Carenco, aujourd’hui sur le départ, a indiqué qu’il souhaiterait lever le secret médical dès le dépôt du dossier. Kaoutar Djemai-dawood, déléguée régionale de l’association :

« Il nous a expliqué que s’il connaissait la pathologie dès le départ, il serait plus favorable à la régularisation. Il nous a donné comme exemple les personnes atteintes du VIH ».

Le tri de la préfecture

Nous avons cherché à comprendre cette nouvelle pratique de la préfecture du Rhône qui remonte à l’été 2013. L’enjeu numérique est limité. Selon les services de la préfecture, les titres de séjour « étrangers malades » délivrés chaque année dans le Rhône représentent en moyenne un peu de plus de 1 000 titres sur 30 000 titres délivrés ; soit environ 3 %.

Toujours selon la même source, la préfecture continue de suivre les avis favorables aux étrangers délivrés par les médecins de l’ARS dans 80% des cas.

Pour le Rhône et la Métropole de Lyon, la préfecture opère donc un tri dans 20% des cas. Comment le service des étrangers de la préfecture peut-il choisir entre les « bons » et les « mauvais » étrangers malades alors que les agents ne connaissent pas la pathologie ? Ils n’ont connaissance que de la nationalité et du parcours administratif.

Nous avons donc demandé à la préfecture du Rhône sur quelle base s’opère ce tri, mais nous n’avons pas obtenu de réponse.

Les associations réunies au sein du « Collectif santé étrangers Rhône » ont mis en commun les dizaines de dossier de refus de titre de séjour.

Il ressort que la préfecture fait un tri, en prenant la nationalité comme critère. Historiquement très mobilisés sur la question, les associations de lutte contre le sida ont relevé une liste de pays « pour lesquels la préfecture considère que toute maladie peut être soignée » :

  • Albanie
  • Algérie
  • Bosnie
  • Géorgie,
  • Guinée Conakry
  • Kosovo
  • Macédoine
  • République Démocratique du Congo
  • Tunisie

Le 1er décembre, lors de la journée mondiale de lutte contre le sida, ces associations organisaient un die-in (voir photo ci-dessous) pour « appeler » la préfecture du Rhône « à suivre les avis des professionnels de santé ».

1er décembre 2015, die-in organisé par les associations de lutte contre le sida pour protester contre la politique de la préfecture du Rhône. ©LB/Rue89Lyon
1er décembre 2015 devant l’hôtel de ville de Lyon, die-in organisé par les associations de lutte contre le sida pour protester contre la politique de la préfecture du Rhône. ©LB/Rue89Lyon

« Décourager certaines nationalités »

Naturellement, les ressortissants qui connaissent le plus de difficultés à obtenir un titre de séjour pour raison médical sont issus des nationalités parmi les plus représentées à Lyon (hors Union européenne). L’avocate Claire Zoccali :

« La préfecture vise les nationalités qui font le plus de demandes. Distribuer des OQTF, c’est une manière de dissuader des personnes issues de ces nationalités ».

La préfecture semble agir comme si les médecins de l’ARS délivraient des attestations à la légère.

L’avocate Catherine Robin, également spécialisée sur le sujet, insiste sur la lourdeur des pathologies qui aboutissent à un avis favorable du médecin :

« J’ai défendu des personnes qui sont décédées quelques jours après avoir reçu une OQTF ou avoir obtenu leur titre de séjour. Elles étaient en phase terminale de cancer. Dans ce contexte-là, on peut imaginer la violence que peut engendrer le fait de se retrouver sans titre de séjour ».

Les associations qui hébergent des étrangers dans ces situations insistent également sur des délais d’instruction qui s’allongent pour, au final, aboutir parfois à des refus. Vanessa Arnould de l’association Basiliade :

« Les gens sont maintenus sous récépissés (titre de séjour provisoire, ndlr) pendant de long mois. Ça peut durer plus d’un an. C’est une situation extrêmement précaire car tous les trois mois, elles doivent se présenter à la préfecture pour le faire renouveler. »

Le maintien « sous récépissés » aboutit également, selon les responsables de ces associations, à embouteiller encore un peu plus le dispositif d’hébergement déjà saturé. Puisque sans titre de séjour, ces étrangers ne peuvent pas accéder au logement.

File d'attente Saxe - Préfecture du Rhône. Crédits Axel Poulain/Rue89Lyon
File d’attente des étrangers devant la préfecture du Rhône. Crédits Axel Poulain/Rue89Lyon

« Délitement du droit au séjour pour les étrangers malades »

Cette pratique rhodanienne a fait école. Onze autres préfectures font de même, selon le Comede, association de « promotion de la santé, de l’accès aux soins et de l’insertion des exilés ». En Rhône-Alpes, les préfectures de l’Ain et de Savoie sont concernées.

Fanny Asselineau Juriste-Chargée du projet régional « Santé Migrants » à la Cimade commente :

« On assiste à un délitement du droit au séjour pour raison médicale. Au niveau du contentieux, Les juges obligent à lever le secret médical en estimant que le préfet est compétent pour évaluer l’accès aux soins dans les pays d’origine. »

Pour la Cimade et d’autres associations réunies au sein de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE) le projet de loi sur l’immigration participe également de ce « délitement ».

Ces associations craignent surtout le transfert de l’évaluation médicale de l’ARS à l’Office français de l’immigration et l’intégration (OFII) qui dépend du ministère de l’Intérieur :

« Le ministère de la santé a pour mission la protection de la santé publique tandis que le contrôle migratoire relève du ministère de l’Intérieur. Cette réforme conforterait les dérives actuelles, alors que la tendance depuis des années à faire prévaloir les questions de contrôle de l’immigration sur celles de protection de la santé s’amplifie et entraîne des violations des droits des personnes étrangères malades. »

La tendance est clairement au renforcement des compétence du ministère de l’Intérieur. Le ministère de la santé et ses agences régionales sont aux abonnés absents. En privé, certains médecins de l’ARS regrettent de se faire désavouer par le préfet et, prochainement, de perdre leurs attribution. Mais l’ARS Rhône-Alpes que nous avons contactée sur le sujet ne souhaite pas s’exprimer.

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#Jean-François Carenco

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