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Le Grand Genève : le rêve paralysé d’une agglomération transfrontalière

La deuxième agglomération de Rhône-Alpes en terme d’habitants, c’est Genève. Tous les jours, près de 90 000 frontaliers viennent travailler dans la cité de Calvin. Et de nombreux Suisses vivent « sur France » comme on dit ici. Mais cette réalité peine à se traduire politiquement. Et le projet d’une agglomération transfrontalière, baptisé Grand Genève, risque fort de rester au fond du lac Léman.

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Le Grand Genève : le rêve paralysé d’une agglomération transfrontalière

Par Matthieu Beigbeder et Laurent Burlet

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Un tram de Genève roule dans la ville en direction de la frontière française.
© Matthieu Beigbeder/Rue89Lyon

 

L’agglo de Genève, « la plus forte croissance d’Europe »

Entre 1 et 4 heures de trajet, aller-retour, chaque jour. C’est le temps passé par les frontaliers dans leur voiture ou dans les transports en commun pour aller travailler et revenir.

Les routes sont notamment saturées autour d’Annemasse, la principal ville du Genevois français. Des bouchons énormes qui auraient de quoi surprendre jusqu’à un Parisien, mais qui ne rebutent toujours pas les travailleurs frontaliers.

Et pour cause. L’agglomération genevoise est une des régions les plus dynamiques d’Europe : cette année et en 2015, le taux de croissance du canton devrait être de 2,5%. En 2014, le taux de chômage est en baisse par rapport à l’année précédente, et s’établit à 5,5%. Des chiffres qui font rêver n’importe quel chef d’Etat de l’Union européenne.

Avec 946 000 habitants, l’agglomération devrait passer la barre symbolique du million d’habitants en 2018. Et, selon la Tribune de Genève, ce n’est pas près de s’arrêter : Entre 2011 et 2040, l’agglomération genevoise devrait voir sa population augmenter de 34% à 40%, ce qui représente de 316 000 à 363 000 habitants supplémentaires.

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Carte du Grand Genève © grand-geneve.org

 

Il fut un temps où le Grand Genève politique était sur de bons rails

Si cet espace attractif n’est encore qu’une zone géographique, de nombreux chantiers ont été entrepris pour mener à terme une collaboration politique franco-suisse. Ainsi, afin d’améliorer le quotidien des frontaliers, les élus locaux ont imaginé une sorte de « communauté d’agglomération transfrontalière » qui s’occuperait prioritairement des questions de transport et de logement. Et ce, dès 2001, avec la création d’un comité stratégique DTPR, qui avait pour objectif de planifier un schéma des transports publics régional.

Fin 2007, les élus locaux français et suisses signent une Charte d’engagement du Projet d’agglomération, actant « le développement de la coopération transfrontalière pour les prochaines années ». En mai 2012, le Projet prend officiellement le nom de Grand Genève.

En résulte, en théorie, une coopération publique et politique transfrontalière à l’échelle de l’agglomération dans divers domaines : l’urbanisation, la mobilité (les transports) et l’environnement.

À l’époque étaient prévus le rééquilibrage des créations d’emplois de chaque côté de la frontière, l’accélération de la création de logements à Genève, et surtout la mise en place d’infrastructures de transport pour résorber la congestion quotidienne des axes transfrontaliers.

Le lancement, fin 2011, des travaux de la liaison ferroviaire Cornavin Eaux-Vives Annemasse (CEVA), le « RER à la genevoise », sensé permettre, à terme, de relier Genève à la principale ville frontalière française, Annemasse, fût l’application la plus visible de cette dynamique d’agglo transfrontalière.

En ces temps, pas si lointains et encore euphoriques, a même été signé un accord de co-financement des projets transfrontaliers : en juin 2012, le Conseil d’Etat genevois [le gouvernement du canton] s’est engagé, in extremis à Nantua, auprès de ses partenaires français à financer des projets transfrontaliers à hauteur de 240 millions d’euros sur dix ans.

Parmi ces « projets d’intérêt transfrontalier », on trouvait des constructions ferroviaires (hors CEVA), des parkings relais, des bus « à haut niveau de service », des trams ou encore des investissements concernant les politiques de service telle l’école d’infirmières transfrontalière.

 

Les bouchons ont un bel avenir

Mais après la signature de l’accord de financement en juin 2012, dit « accord de Nantua », l’entrée dans la phase de réalisation de ces projets a subi un sacré revers au printemps dernier.

Sur les 240 millions d’euros prévu, la première enveloppe devait concerner la construction de cinq parking-relais en Haute-Savoie.

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L’un des tracts du MCG contre le financement des parkings-relais

C’était sans compter sur le Mouvement Citoyens Genevois (MCG), le parti populiste qui n’existe – comme son nom l’indique – qu’à Genève. Ce mouvement a réussi a lancé une initiative populaire [autrement dit un référendum] pour empêcher le versement de 3,1 millions de francs suisses (environ 2,5 millions d’euros) par le Canton de Genève pour la construction de ces P+R de l’autre côté de la frontière.

Et l’initiative du MCG qui s’est déroulée le 18 mai dernier est passée avec 51,1% des voix. La Radio-Télé de la Suisse Romande, la RTS, analysait ce revers :

« En refusant de participer au financement de 831 places de stationnement en France voisine, pour un coût moins élevé que dans le canton, les Genevois ont aussi rejeté une solution visant à réduire le trafic pendulaire. »

Les bouchons ont encore de belles années devant eux.

 

Les Suisses payent-ils trop pour les Français ?

Le résultat de cette votation sur les parking-relais a fait l’effet d’une claque pour les partisans du Grand Genève en France mais surtout en Suisse.

L’argumentaire du MCG repose sur une notion : la rétrocession. Pour ce parti, le canton (ou Etat) de Genève verse déjà suffisamment aux communes françaises voisines : « les 240 millions d’euros doivent aller aux Genevois ».

Jean Denais, maire de Thonon-les-Bains et président de l’Assemblée régionale de coopération du Genevois français (ARC), défend l’utilité de ces 240 millions d’euros eu égard à l’insuffisant des fonds frontaliers pour financer les infrastructures de transport côté français.

En pratique, on peut se demander si les communes françaises ne se sont pas vraiment servi de ces fonds pour développer les infrastructures de transports vers Genève. À l’heure actuelle, comme nous l’avons constaté, il n’y a qu’un seul bus qui relie la ville d’Annemasse au centre de Genève. Des fonds qui représentent la somme d’environ 117 millions d’euros par an, soit un tiers de l’impôt des frontaliers. Les deux tiers restant en Suisse.

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Une voiture immatriculée en Suisse franchit la frontière © Matthieu Beigbeder/Rue89Lyon

 

Le Grand Genève pris en otage par les populistes

Malgré les accords et les discours des politiques genevois qui encouragent sa construction, le Grand Genève n’avance pas.

Le 10 décembre 2013, lors de sa prestation de serment, le président du Conseil d’Etat de Genève, François Longchamp (parti libéral-radical), avait pourtant déclaré son désir d’avenir franco-suisse :

« Aujourd’hui, notre frontière politique cristallise les difficultés. Nous devons les résoudre, afin que les habitants de notre région puissent travailler, se loger, se déplacer. Notre gouvernement, fidèle aux valeurs suisses mais respectueux aussi de celles de nos voisins, poursuivra donc le dialogue avec les autorités vaudoises et françaises pour aménager ce territoire précieux que nous avons en partage. »

Mais quand il s’agit d’entrer dans le concret des réalisations, le Conseil d’Etat genevois se fait beaucoup plus discret, comme le relève Jean-François Besson, secrétaire général du Groupement transfrontalier européen (GTE). Pour lui, le succès des thèses populistes du parti anti-frontaliers MCG repose en partie sur le mutisme politique des autres partis suisses.

A propos de ce référendum cantonal sur les parkings-relais du printemps dernier, il n’y a pas eu « de tribunes politiques en faveur du Grand Genève », ni « personne qui s’est clairement opposé au discours du MCG »   :

« On pourrait faire le parallèle avec ce qui s’est passé en France avec le Front national : une droite modérée qui ne dit pas ‘non, on n’est pas d’accord [avec les propos des anti-étrangers]’, mais qui dit plutôt ‘oui, mais’ ou ‘non, mais’. Et du coup on a plutôt accrédité les thèses du MCG. Aujourd’hui, ce qui était une aberration il y a 10 ans, comme la préférence cantonale par exemple, est reprise en compte par la quasi totalité des partis. »

Résultat : seul l’argumentaire anti-frontaliers du MCG est audible. Pris dans le vent anti-immigrés et anti-Union européenne qui souffle un peu partout en Europe, l’exécutif genevois du Conseil d’Etat se fait très discret, se plaçant à la remorque des populistes MCG, qui fait du discours anti-frontalier sa marque de fabrique.

 

« La balle dans le camp helvète »

La conjoncture politique, côté suisse, explique que l’exécutif genevois soit sensible aux sirènes populistes :

  • L’administration cantonale est fortement endettée et disposera d’un budget de plus en plus contraint du fait de l’entrée en vigueur de la baisse de l’imposition des entreprises dans les toutes prochaines années.
  • L’exécutif ne dispose pas d’une majorité claire et doit chercher une majorité dossier par dossier. Son programme de législature a même été rejeté fin août.
  • Le débat sur les infrastructures de transport est focalisé autour de la traversée du lac de Genève. Les partis de droite s’opposent à la demande des populistes (UDC + MCG)  la réalisation d’un tunnel sous la rade du lac (dite « petite traversée »). Un investissement qui représenterait près d’un milliard d’euros, soit la quasi totalité de la capacité d’investissement d’une mandature. Un nouveau référendum (initiative) aura lieu le 28 septembre prochain. Et le oui a des chances de l’emporter.

Conséquence directe : les élus français rongent leur frein concernant le développement des infrastructures franco-suisses. Pour combien de temps ? Jean Denais, président de l’ARC (le Genevois français), attend des Suisses qu’ils « respectent leur signature » de l’accord de Nantua, concernant le co-financement des projets transfrontaliers.

Si les élus de l’ARC comprennent les difficultés de leurs collègues suisses, ils tiennent à les relativiser : les 240 millions d’investissement demandés (soit 24 millions par an, sur 10 ans) ne représentent que 0,3% du budget du canton de Genève qui est l’équivalent du budget de la Ville de Paris.

Quant à Jean-Jack Queyranne, président PS de la région Rhône-Alpes, il a clairement placé la balle dans le camp helvète après la votation du 18 mai dernier contre la construction des parkings-relais en France :

« La réalité du Grand Genève, agglomération en pleine croissance de près d’un million d’habitants, ne peut être niée. Il revient maintenant au Conseil d’Etat de faire de nouvelles propositions afin de lever des blocages qui pénalisent les populations des deux côtés de la frontière. »

 

Les Suisses s’installent en France

Sur le thème du logement, on ne constate guère d’évolutions. Les Suisses mettent beaucoup de temps à mettre en chantier de nouvelles constructions immobilières, principalement en raison d’une législation qui impose de compenser au niveau cantonal la perte de terres agricoles au profit de constructions immobilières. Or le territoire cantonal genevois est fortement contraint.

Les engagements pris dans le cadre du Grand Genève de construire 3 500 logements par an sont donc loin d’être tenus. Au mieux, on a avoisiné les 2 000 logements de 2010 à 2012, selon les estimations de l’ARC. On construit toujours plus en France que côté Suisse.

Résultat des courses : les prix de l’immobilier continuent de flamber et les Genevois eux-mêmes préfèrent de plus en plus habiter « sur France » où les prix sont plus bas.  Selon des chiffres récents de l’Observatoire statistique transfrontalier (OST) cité par la Tribune de Genève sur les 4000 ex-résidents genevois qui se sont installés en 2011 à l’extérieur du canton, 2500 l’ont fait en France.

À la Suisse les emplois, à la France les logements. Mais de plus en plus chers : les prix au mètre carré s’envolent également dans les villes frontalières françaises.

 

« Le Grand Genève est un rêve utopiste de politiciens »

Face à cette situation, les populistes se frisent les moustaches. Pascal Spuhler, vice-président du mouvement, assène :

« Le Grand Genève est un rêve utopiste de politiciens. »

La raison aux difficultés de mise en place du Grand Genève est en partie culturelle, analyse Bernard Debardieux, géographe et professeur à l’université de Genève :

« Dans la société genevoise, on a érigé la frontalière en tant que dernier bastion de résistance symbolique face à l’Union européenne, et donc face à la France. Par réaction à l’effacement de la frontière, on a tendance à la sacraliser. »

Côté français, on tente de rester optimiste malgré tout. Jean Denais, le président de l’ARC, explique que les voisins suisses ont tout intérêt à respecter leurs engagements de co-financement des projets transfrontalier :

« Les Suisses ne peuvent pas s’en laver les mains. Dans le cadre de la compétition internationale que se livrent les grandes métropoles, si les Genevois ne font pas du transfrontalier avec les territoires autour, ils vont perdre ».

 

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